DESASTRE
Matthieu Rémy


   

 

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LE DERNIER GUERILLERO par Didier Daeninckx
AU SOMMAIRE DU NUMERO 2
EDITO EN COURS D’EVEIL
A TEMPS CONTE
BRUINE APHORISTIQUE OU LES ETINCELLES FROIDES
DOSSIER SUR PANIQUE
LE SUPPLICE
BEEFSTEACK AZTEQUE
DESASTRE
PLACE CONGO


 

Ça nous faisait bien marrer tout de même, ces costumes. Tous les deux, noirs, corbeaux, avec cette même chemise blême, avec cette même cravate dépareillée pendante comme un bec, comme une larme de nos visages vissés au sol. La seule qu’on avait pu trouver, chacun de notre côté. Dans la cuisine, comme ça, tendus comme des arcs, chacun d’un bord moi frigo toi cuisinière. Les bras pareils symétriques appuyés comme ça contre les surfaces propres pas une tache. Linoléum qui arrête les chaussures semelles qui raccrochent avec ce petit bruit caractéristique qui se perd dans l’air encerclé d’appareils ménagers. Gueules d’enterrement mais cette envie de se moquer, tout de même. T’aurais pu en choisir une autre, merde. T’es réveillé, toi. Moi pas. Les yeux qui peinent à fixer ne serait-ce que ton visage à toi que je connais par cœur. Vacances scolaires entières à ne voir que ta gueule, à te faire bouffer le gazon d’ici, eau projetée sur tes vêtements et tes gémissements. Toucher ta bite au fond de l’atelier, comparer la mienne. Morceaux de velours cousus aux gilets pour autant de fois où l’on s’était vautré, agrippé, tiraillé. Je t’ai mordu, concassé, griffé, tordu. Vu ton corps s’allonger, senti ta barbe pousser. On ne s’est plus du tout vus. Pourquoi j’aurais eu envie de revenir ici. L’ennui, l’herbe. Saloperies de guêpes.

Ça nous faisait tellement marrer qu’il a fallu que tu viennes me remettre mon col. C’est pas droit tu dis. Faut replacer tout ça. Et puis tu es retourné à ta place, doucement. Je croyais le voir, de dos, les mêmes épaules qui s’écrasent. Ceux qui craignent leur ombre même. C’est moi qui t’ai dit que tu avais quelque chose sur le tien. De col. Trois doigts subrepticement dans le panier à fruit et je prends un grain de raisin. L’étale sur ta chemise en appuyant fort et ça coule le long des boutons en nacre. Rien, tu ne dis rien. On attend encore un peu sans oser se fixer. Tu te retournes vers le placard, on dirait que tu cherches un truc. Un pot de confiture que tu ouvres. Trois doigts que je vois bien rentrer au fond des fraises broyées sucrées. Et sur ma veste. Ça va aller mieux, tu me dis. Après ça. Il faut bien que ça pénètre et après, vraiment, tu verras, ça ira mieux. Attendre un peu que ça fasse de l’effet. Etaler encore un peu, peut-être, dans dix minutes. Jamais, jamais je ne me demande ce qui débute précisément là. Il y a cette banane que j’épluche, je ne sais même pas si je peux alors te regarder. Je ne perds pas mon sang-froid. Je pose sans hésiter les épluchures au-dessus du réfrigérateur et puis je coupe le fruit en deux. Une part pour la jambe droite, l’autre pour la jambe gauche. Laisser agir. Bien écraser sur les parois à couvrir. Alors je presse et j’applique pour que tu en ai bien des genoux jusqu’à l’aine. Ne pas laisser de surface non recouverte. Pantalon à pinces à surface farineuse à fruit exotique odorant. Petit sourire et je ne vois pas tes yeux. Ce que tu mijotes tranquillement.

Je suis un petit garçon vêtu de noir. S’il n’y avait pas cette chemise, je serais même tout sombre. La première fois que je porte une cravate. Ça me serre le cou et je tire dessus je me faufile à travers les voitures. Je n’avais jamais vu autant de voitures dans le parc de la maison des vacances. Et je crois bien que je ne connais pas tout le monde. Eux, c’est comme s’ils me connaissaient tous depuis toujours : venus me voir les uns après les autres pour m’expliquer que je devais être un grand garçon maintenant. Que ma maman aurait encore plus de soucis si je n’étais pas un grand garçon à partir d’aujourd’hui.
L’envie était pressante et leurs yeux fixement dans mes yeux : je suis allé aux toilettes et je ne suis pas revenu. Je cherche mon cousin. On s’était dit qu’on se retrouverait pour finir ce qui avait été commencé dans l’atelier. Bien sûr, on ne pensait pas se revoir si vite. La fin de l’été, la rentrée, chacun de son côté. Trois mois à peine et il ne fait pas si froid. Arbres auxquels il reste des feuilles. On devait finir aux premiers jours des prochaines vacances ici. Peut-être qu’on attendra pas jusque là. Où est-ce qu’il peut bien être ? Jamais, jamais on pourra terminer.

Le con, le con le con le con. Je ne vois pas pourquoi il me regarde comme ça ce con. Mais dis quelque chose, accouche merde. Dans l’atelier et il ne bouge plus, il me regarde comme si j’étais un martien ou je ne sais pas quoi. C’est la première claque qui le fait sortir de cet état.

Moi, je n’aurais jamais utilisé un pot de moutarde comme shampooing. Enfin, je veux dire que je n’aurais jamais osé imaginer qu’on me mettrait de la moutarde dans les cheveux un jour comme celui-là. Je l’ai pourtant bien vu venir, dévisser le couvercle du pot, verser le récipient entier sur ma tête. Pas d’éclat de rire, rien qui puisse montrer qu’on a enfin compris quelque chose à ce petit jeu. Ça coule sur mes lunettes et puis sur mon menton et ça dégueule sur mes pieds. Un pot familial, précisons. Ma peau s’irrite, mes yeux semblent sortir de leur logement, ça empeste et je n’ose ouvrir la bouche. Encore les mains bien accrochées au frigo et lentement je décolle mes paumes pour ôter mes verres, évacuer le surplus qui s’étend sur mes épaules. Ça te fait du bien, il me dit, ça va un peu mieux. Ça guérit tout qu’il me dit. Tu ne t’en rends pas compte mais ça a un effet extrêmement positif sur toi.

J’ai trouvé du film alimentaire transparent. C’est important que l’on voie bien les sardines dont je vais lui entourer les bras. De l’alu aurait eu son charme mais grâce à la finesse du film alimentaire, j’ai la possibilité de parfaitement joindre les deux bords, qui collés l’un à l’autre, permettent aux sardines fraîchement échappées de leur réserve de ne pas s’enfuir des bras du cousin. Il m’a regardé faire sans s’étonner. Le bruit aspirant de la conserve égorgée, mes doigts plongeant dans l’huile et disposant les sardines dans le film. Puis le bandage au poisson, essentiel pour que les blessures se referment. Une meilleure cicatrisation aurait pu être obtenue grâce à des maquereaux au vin blanc. Mais l’essentiel reste le poisson. Et de serrer bien fort. Sans pour autant empêcher la respiration du convalescent.

Elle a fait paf ! La main bien étendue sur la joue, dans un mouvement sec et rapide. On peut dire qu’il ne s’y attendait pas du tout. Je crois qu’il ne s’attendait surtout pas à la brièveté et à la force du geste. Pan dans sa gueule. Une claque d’homme, mon cousin. C’est bien ce qu’on m’a dit ce matin, que je devais être un homme, pour que ma maman n’ait pas trop de chagrin. Quand il m’a pris par le cou, comme ça, pour me foutre par terre, c’est ce que je me disais. Et en même temps, on n’avait pas fini ce truc. On aurait voulu terminer avant d’être des hommes. Je tombe.

C’est quand on se retrouve tous les deux couverts de sciure qu’on se dit qu’il y avait une connerie à pas faire et qu’on l’a faite. L’exact moment où il ne fallait pas se faire engueuler. Je roule avec lui, ce con me tire le bras en arrière, ça fait mal je ne pensais pas que ça pouvait faire aussi mal. Cousin de merde qui a dû apprendre ça dans son collège de jésuites. On ne se bat plus avec autant de férocité dans l’enseignement public. Ma mère dit : c’est moins bien, mais c’est plus près. Il mange la sciure, c’est que j’ai réussi à me dégager. Saigne par le nez, ça se mêle aux copeaux. Qui lui collent aux narines. T’as l’air con, cousin.

Ça commence à sentir fort dans cette cuisine. Sardines, moutarde, banane, confiture. Mais il n’y a pas un bruit. On se regarde maintenant. Maculés. Enculé : quel effet ça te fait les sardines, ça agit ? Qu’est-ce que tu peux bien chercher dans ton tiroir, maintenant ? Encore une boîte, j’imagine. Que tu ouvres en me tournant le dos. C’est toujours lui, de dos, mais sans la peur. ANAN. ANANA. ANANAS. Alors tu te diriges vers moi et puis tu m’appuies sur les épaules et je descends au sol. Tu m’allonges, tu déboutonnes ma chemise, j’entends le frottement des poissons contre le film transparent. Tiennent toujours, j’ai bien serré. Accroupi près de moi, par terre. Pose délicatement les tranches d’ananas sur mon torse, ça devrait aller encore mieux, maintenant, on devrait s’en sortir, tu dis. Je ferme les yeux et je sens que ça coule vers mon dos. Quatre ou cinq anneaux humides et j’ai les cheveux qui semblent durcir. Ça ne pue même pas, en fait. Il me semble que je pourrais presque perdre connaissance mais ça va ça va ça ira. Epuisés. Toi aussi, tu te couches, tu places ta tête presque contre la mienne et ça je ne peux pas le voir mais tu te mets deux tranches d’ananas en boîte sur les yeux. Et puis tu restes là, tu respires très fort. C’est fini, je crois. On aurait trouvé la bonne méthode. Comme si l’angoisse était passée, enfouie. Nous ne parlons plus depuis déjà dix minutes. Je détaille les odeurs, ces gestes qu’on a pu accomplir. Qu’est-ce qu’il y aurait à y comprendre. Nos existences mêlées, le destin qui frappe imperturbablement ma vie d’enfant puis ta vie d’adulte. Et te faire comprendre que je suis tellement toi à cet instant précis où tu devrais pleurer. Cette affiliation, cette analogie qui résonne en nous deux. Toute la complicité, la promiscuité de nos existences que nous ne comprenons que là, au milieu de ce désastre. Qu’une absolue absurdité pour répondre à l’autre absurdité, la maudite, celle qui nous a privés chacun à notre tour, de celui qui. Sans qui.

ANANAS.

Et des pas nous rejoignent.

Ma tante t’a attrapé, après nous avoir séparés, et puis elle t’a giflé très fort. Elle a dit qu’elle avait honte, que je méritais la même mais qu’elle avait de la peine, trop de peine pour moi et pour maman, qui allait sûrement avoir bien du mal avec un garçon comme moi. T’as pas pleuré, mon cousin, et c’est pourtant la deuxième bonne grosse claque que tu prenais en quelques minutes.

Bien sûr, j’avais entendu monter. Trop occupé. Je te tenais comme ça et je te faisais bouffer le bois par terre. On attrape mes épaules et je vais en arrière sans pouvoir y faire quelque chose, mes doigts qui s’arrachent de ta tête que je collais au sol. On se fait engueuler et puis elle pleure, ma tante. Ta mère. Elle s’écroule, elle descend le long du mur de l’atelier et puis elle pleure comme toi et moi on pourrait pleurer si on était des femmes. Mais on est pas des femmes, on la regarde. Cheveux hirsutes et sales de sciure, on approche. Elle ne fait même pas attention mais c’est sale par terre : précisément tu comprends, je comprends, des sanglots, comme une mer qui se répand. Et ta mère se reprend un peu et elle nous attire très doucement vers elle. On recule un peu parce qu’on a peur d’en prendre encore une bonne. Mais c’est ferme et fragile cette poigne qu’elle étend sur nous et on se retrouve contre elle, tout contre elle. Yeux piquent. La sciure. On serre fort, chacun un côté. Des mers qui se rejoignent et qui avancent tant qu’elles peuvent, nous debout elle vautrée comme ça, à même le sol.

Mon pauvre frère, elle dit. Vous n’y pouvez rien, les enfants. Vous comprenez. Je comprends, tu comprends. Son pauvre frère. Mon père.

Mon cousin, tu vis. Des pas nous rejoignent et tu vis. Un jour, tu pourras dire ce que ça t’a laissé. Tu verras, tu pourras. Il y aura ce moment où passées les rages, chagrin anéanti, indifférence qui refuse de rester, tu pourras enfin parler de ce silence. De ce moment où l’on a anéanti chacune de tes forces pour te laisser béant. Sens-tu le désastre, cousin ? Bientôt il disparaîtra. Dans quelques heures à peine, tu recommenceras à vivre. Tu occuperas tout ton temps à oublier ce saccage. Et puis reviendra l’exponentielle mémoire. Tu détailleras chacun de ses faits et gestes, chacune de ses attentions. Tous les mots qu’il t’a dits, toutes ces fois où il a essuyé ta bouche, où il voulait te guérir. Tu sauras redire ça, injustement, maladroitement. Tout ça qui n’était indicible que parce qu’on t’avait forcé à vivre avec, trop tôt, depuis le départ même. Alors peut-être que tu le colleras partout. Dans les perturbe, dans les permis, au périmètre. Allongé ou au café ou saoul. Il te traversera, cousin.

Et des pas nous rejoignent. Tu n’est pas mort, mon cousin. Sens ce désastre.

 

 




 

 

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