Entretien à robe
Maître Emmanuel Pierrat
Porno(graphie), littérature et censure


par Philippe Krebs, par Valérian Lallement,    

 

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- Hermaphrodite : Existe-t-il une définition juridique de la pornographie ?

- Maître Emmanuel Pierrat : Non aucune. D’ailleurs toute la subtilité des lois de censure et des lois sur la pornographie en particulier, c’est de ne jamais avoir défini ce que c’était. Ça permet ainsi d’adapter la loi aux évolutions de la pornographie, mais aussi de la société, de l’opinion des juges, de l’opinion du ministre de l’Intérieur : c’est très pratique. On pourrait décider demain que des choses, aujourd’hui anodines, sont pornographiques sans avoir besoin de passer par des mesures législatives. C’est donc un vieux principe de base. J’ai un ami qui est magistrat à la Commission de Censure du cinéma, officiellement la " Commission du visa cinématographique ". Il me dit toujours :" J’interdis systématiquement ce qui me fait plaisir parce que je sais à quel point ça me fait du mal ". J’ai toujours trouvé que c’était une bonne façon de concevoir la pornographie : par l’œil d’un juge. C’est ce que dit aussi Pauvert : on est passé, dans la loi, de la notion d’outrage aux bonnes mœurs à la notion de message à caractère pornographique. On ne savait déjà pas trop ce qu’étaient les " bonnes mœurs ", mais là on est sûr d’ignorer complètement ce que peut désigner le " message à caractère pornographique ". C’est une façon d’élargir encore le spectre de la censure, pour reprendre la théorie de Jean-Jacques Pauvert.

- H. : On parle de censure... mais la censure, ça n’existe pas ?

- E.P. : Ça dépend de la définition que vous lui donnez. Si vous désignez par censure un mécanisme juridique qui consiste à contrôler a priori des publications pour qu’elles obtiennent une sorte de privilège de librairie ou autre avant de sortir, alors c’est vrai qu’elle existe moins qu’auparavant. Mais elle existe. La Commission de visa cinématographique n’est pas une commission qui statue a posteriori, une fois que le film est en salle. C’est une commission qui statue à l’avance et à qui les producteurs doivent soumettre leurs œuvres pour savoir si oui ou non elles sont montrables à 12, 16 ou 18 ans. On a rétabli la catégorie 18, en sus de la catégorie du X, ce qui conduit le film à n’être projeté que dans une seule salle. Il reste une salle de porno à Paris. C’est un mécanisme a priori c’est-à-dire un mécanisme de restriction de la diffusion qui ne consiste pas à n’être que dans certaines librairies et pas dans d’autres, mais à n’être que dans une salle, qui se trouve à Paris, dans le 19ème arrondissement. Il y a d’autres systèmes de censure qui existent encore. Les publications pour la jeunesse, autant que je sache, passent par une commission qui statue avant la sortie. Par exemple, les publications venant de l’étranger ou en langue étrangère doivent toujours être soumises préalablement au ministère de l’Intérieur avant d’être autorisées à être mises sur le marché. C’est intéressant. A l’origine, ça visait la propagande étrangère. Aujourd’hui, ça vise particulièrement les langues régionales, les écrits politiques basques ou les choses comme ça. Ce sont précisément des mécanismes de censure, au sens où vous l’entendez de censure " au préalable ". Après on peut parler de censure chaque fois qu’il y a une restriction dans la diffusion d’un message qu’il soit iconographique, textuel, sonore ou autre. Personnellement, c’est la définition que je donne de la censure, c’est-à-dire une définition élargie et pas strictement administrative ou juridique. Je pense que la censure, aujourd’hui, se présente sous la forme des procès pour message à caractère pornographique, atteinte à la vie privée, diffamation. Même le droit d’auteur est une forme de censure. Ça ne veut pas dire que je suis systématiquement contre, mais je pense que ce sont des phénomènes de censure. Je pense que la censure a beaucoup plus de force qu’auparavant.

- H. : Pour les livres, vous parlez souvent de censure d’ordre économique.

- E.P. : La censure économique, ce n’est pas seulement l’étranglement de la commercialisation (le monopole de Lagardère par exemple). Vue par un avocat, la censure économique c’est aussi la transformation des interdictions en dommages et intérêts. C’est très intéressant de s’apercevoir qu’on ne fait plus d’autodafé, qu’on ne met plus les écrivains en prison (enfin moins, mais ça arrive encore) mais que, globalement, on les sanctionne à coup de dommages et intérêts dont les montants sont tels aujourd’hui que cela revient à tuer des livres ou des éditeurs, à supprimer véritablement toute créativité littéraire, cinématographique ou artistique.

- H. : Quel est le coût de cette censure ?

- E.P. : A peu près 10 000 euros aujourd’hui. Mais c’est le tarif de base : il n’y a pas de condamnation en dessous. Ça peut aller jusqu’à quelques dizaines de milliers d’euros, plus les honoraires d’avocat, plus le temps qu’on y passe (parce que ça bouffe du temps). Et avec 10 000 euros, on fait très facilement un bouquin aujourd’hui.

- H. : D’autant que le montant de l’amende n’est jamais fonction du tirage.

- E.P. : Non, ça n’a rien à voir. Ça coûte toujours très cher quelle que soit la taille de la maison d’édition. Il n’y a pas de commisération particulière en raison de la taille des " délinquants ".

- H. : Des journaux comme Voici intègrent d’ailleurs cela dans leur gestion comptable et prévoient un budget " spécial censure ".

- E.P. : Bien sûr. Ils raisonnent économiquement en faisant non pas de la censure, mais de l’autocensure, ce qui se traduit par un tri de la publication, en fonction de ce que ça va coûter et de ce que ça va entraîner comme procès. Voici prend des risques mais, par moments, ne sort plus de reportages trop offensifs. C’est amusant de voir cela dans leur cycle, en fonction des condamnations qu’ils ont eues. Lorsqu’ils ont dépassé leur budget annuel, ils se rabattent alors sur des sujets américains ! D’un coup, il n’y a plus que des sitcomeuses californiennes, parce qu’à un moment donné ça a cogné trop fort. Mais les sitcomeuses américaines font moins vendre que Vanessa Paradis et Johnny Depp. Donc il y a toujours un moment où ils reviennent à Vanessa Paradis et Johnny Depp. Alors là ils reprennent un grand coup sur la figure et on sent qu’ils ont redépassé le budget qu’ils s’étaient fixés, et là ils redescendent sur Georges Clooney.

- H. : Dans le cas d’un livre accusé de pornographie, que plaidez-vous ?... Evoquez-vous le flou qui entoure la notion même de pornographie ?

- E.P. : Bien sûr. Prenons un exemple en cours, c’est toujours mieux que des exemples enterrés. On peut prendre le cas de Louis Skorecki, l’auteur de Il entrerait dans la légende que je défends en ce moment, et son éditeur Léo Scheer. Mais on aurait pu prendre le cas Houellebecq, pour qui j’ai plaidé, l’année dernière, contre les islamistes mais également contre Promouvoir, l’association mégrétiste qui revient sur le terrain des bonnes mœurs depuis plusieurs années. Ce sont les mêmes d’ailleurs qui poursuivent à nouveau Skorecki. Pour Skorecki on soulève évidemment la notion de flou, le fait qu’on ignore ce qu’est le " message à caractère pornographique ", que le législateur serait bien en peine de nous le dire, et que le juge serait a fortiori bien en peine de nous en donner une définition rationnelle et scientifique. A partir de ce moment-là, je dis que je ne vois pas comment on peut éliminer ce livre-ci ou alors il faut tous les éliminer. Donc je plaide en disant : " je ne sais pas si je suis pour ou contre la censure en tant qu’avocat. Je sais ce que je suis par ailleurs, mais en tant qu’avocat, quand je mets ma robe, je ne sais pas si je suis pour ou contre. " Je suis pour ou contre le dossier que je défends, donc je dis au président du tribunal qu’à partir du moment où Sade est en librairie, et même dans la Pléiade, et où on poursuit Louis Skorecki, j’ai du mal scientifiquement à établir une définition du " message à caractère pornographique ". Il doit alors motiver sa décision et expliquer en quoi ceci est pornographique et en quoi d’autres livres, qui à mes yeux étaient plus pornographiques, ne le sont pas. Prendre Sade comme exemple, c’est toujours la meilleure chose.

- H. : Pourquoi peut-on lire Sade aujourd’hui ?

- E.P. : Parce qu’il a le label " culture classique ", c’est ce qui permet de passer à travers plein de choses. C’est un vieux raisonnement qui a toujours fonctionné en matière de pornographie : utiliser le côté classique ou scientifique d’un problème ou d’une démonstration pornographique. J’ai réédité l’année dernière un livre que je trouve très pornographique : Le Fils de Loth, un inédit de François-Paul Alibert qui était un ami de Gide et qui a écrit des romans homo-érotiques ou plutôt homo- pornographiques incroyables. Les deux autres s’appellent Le Supplice d’une queue et La Couronne d’une pine. C’est une histoire pornographique, incestueuse et pédophile, puisqu’il s’agit d’un père qui couche avec son petit garçon, ce qui n’est pas mal dans le climat actuel. J’ai pu le sortir sans encombre parce que c’est un texte qui date des années 20, écrit par un ami de Gide et parce qu’on a fait faire une préface par un de mes amis, Didier Eribon, qui est un peu connu et qui a une étiquette " sérieuse ". Se servir de l’artifice scientifique ou classique est un vieux truc qu’utilisent les pornographes et c’est un leurre dans lequel tombent facilement les tribunaux. Depuis toujours, on a édité des livres pornographiques sous ce prétexte-là. On a toujours fait des albums plus ou moins porno en mettant des gens qui faisaient des exercices au stade olympique grec antique. On a toujours fait des albums de nu sous prétexte qu’on faisait des trucs d’anatomie pour les dessinateurs. Fernand Fleuret, qui était un ami de Pascal Pia, et un grand érotomane, un grand érudit des années 20, a publié les Procès de sodomie par exemple : un livre très étonnant supposé ne rapporter que des pièces de procès du Moyen ge sur les homosexuels. Mais il s’avère qu’il en a écrit 70% ! Ce livre très pornographique n’a pourtant jamais connu le moindre souci juridique parce qu’il est présenté comme une pièce de dossier pour les historiens du Moyen Age. Donc on ne peut plus s’en prendre à Sade en raison du procès Pauvert et du ridicule que ça apporterait, et en raison du caractère classique estampillé " XVIIIe siècle ".

- H. : Peut-être est-ce aussi le fait que le terme " pornographique " se heurte à l’écueil des tabous en cours dans notre société, à savoir quels sont les tabous en cours et à venir ?

- E.P. : Justement l’exemple de Sade est intéressant parce que dans Sade, il y a tous les tabous actuels. Je pense même que Sade est encore plus pornographique ou attentatoire à la législation aujourd’hui qu’il ne l’était il y a trente ou cinquante ans. C’est ma théorie sur les histoires de consentement. Vous savez, le critère du message à caractère pornographique s’est déplacé. On ne sait plus ce que c’est mais on a une vague idée de ce qui fait réagir les ligues de vertu ou les magistrats et les flics. Ce qui les faisait réagir il y a trente ans, c’était la nudité, les relations sexuelles : ça pouvait être des relations sexuelles hétéro tout à fait classiques entre un homme et une femme - pire : mariés, genre mon père et ma mère en train de coucher ensemble dans la position du missionnaire. Vraiment rien de très outrageant... et pourtant ça faisait réagir et ça provoquait des procès. On interdisait les livres qui montraient et décrivaient ça, et a fortiori tout ce qui concernait l’amour à plusieurs, l’homosexualité, etc. Aujourd’hui les scènes de nudité ou les scènes de relations sexuelles ne sont plus interdites et ne provoquent pas d’énervement. Ne sont pas inquiétées ni interdites une seconde les scènes de partouze à la Catherine Millet par exemple. La Vie sexuelle de Catherine M., quelqu’un a dit vaguement chez Auchan que ce ne serait pas bien. Mais un livre comme celui-ci, qui fait autant d’exemplaires et bénéficie d’autant de publicité sans rencontrer un seul emmerdement juridique, est assez révélateur : le critère a changé et ce qui est offensant aujourd’hui et constitue un outrage aux bonnes mœurs, c’est la relation sexuelle non consentie, celle dans laquelle l’un des deux partenaires est supposé n’être plus consentant, donc celle dans laquelle une femme est violentée, violée, battue ou ligotée, celle dans laquelle un enfant est mis en scène - parce qu’on suppose qu’il n’aurait pas un consentement libre et éclairé, qu’il ne serait pas apte à juger de lui-même de ce qui serait son propre plaisir -, celle dans laquelle des animaux sont utilisés, parce qu’on considère qu’ils n’ont pas le véritable consentement, qu’ils ne sont pas au point sur le plaisir que leur procure l’acte sexuel auquel ils participent. Dans les attaques en matière de mœurs et de pornographie sur des livres, des films, de la peinture, de la création contemporaine, on retrouve essentiellement un problème d’absence de consentement ou de rapport de force dans la mise en scène de la sexualité. C’est la femme violée dans un parking, c’est la tournante. Qu’est-ce qui énerve tout le monde dans le débat sur le porno à la télé ? Ce n’est pas qu’il y ait des relations sexuelles. C’est qu’il y ait un sexe " sale " et pas agréable dans lequel les femmes sont méprisées.

- H. : C’est le rapport à la violence.

- E.P. : Oui. Qu’est-ce qui fait qu’on poursuit Baise-moi de Virginie Despentes ? Ce n’est pas le fait que ça s’appelle " Baise moi ". C’est le fait que ça cogne, que c’est violent, que les gens saignent et qu’il y a des viols, etc. Pourquoi poursuit-on Présumé innocent, une exposition sur les enfants nus à Bordeaux au CAPC (Centre d’Art Contemporain) ? Parce que ces enfants sont supposés ne pas être consentants à la nudité qu’ils affichent, et ainsi de suite. Nicolas-Jones Gorlin, l’auteur de Rose Bonbon, est poursuivi en raison du caractère pédophile ou violent du livre. Le critère s’est déplacé. Le principe de Sade c’est : " j’exerce ma propre liberté au détriment de celle des autres ". C’est quand même le principe de base, celui de la négation du consentement à longueur de temps. Les personnages de Sade passent leur temps à violer, à enchaîner, à nier le consentement des gens avec lesquels ils ont des relations sexuelles, à couper la tête de leurs partenaires, à prendre des enfants, etc. Donc, ce n’est pas uniquement de la pornographie, ce n’est pas uniquement de la débauche ou de la sexualité : c’est de la sexualité contrainte. En ce sens, Sade est ce qui devrait correspondre le plus aux critères d’interdiction tels que les définissent les ligues de vertu, le ministère de l’Intérieur, le Parquet général. En revanche dans Histoire d’O ou Emmanuelle, par exemple, tous les gens qui participent sont supposés être totalement consentants. C’est pourquoi, aujourd’hui, Catherine Millet tout le monde s’en fout. Tout le monde se fout aussi d’un livre ou d’un film qui met en scène l’homosexualité ou l’amour à plusieurs. On peut mettre des femmes sous des abribus avec de la maroquinerie, l’air un peu salace avec un collier de chien : elles sont adultes, majeures, vaccinées et supposées consentantes à la relation sexuelle. Elles sourient, elles ont l’air contentes. Mais on peut s’interroger : il viendra un moment où l’on dira qu’elles ne sont pas vraiment consentantes et qu’elles sont dans un truc de soumission intellectuelle qui fait que...

- H. : Pouvez-vous nous parler de l’amendement Jolibois ?

- E.P. : L’amendement Jolibois c’est le passage, en 1993, de " bonnes mœurs " à " message à caractère pornographique ". On substitue " porno " à " bonnes mœurs " sans savoir ce que c’est. Alors on rajoute surtout " message à caractère violent " ou " contraire à la dignité humaine ". Ce qui revient à ma théorie sur le consentement. " Contraire à la dignité humaine ", cela signifie que si quelqu’un - consentant - se met dans une situation où il est humilié ou dégradé, on considère aujourd’hui que c’est attentatoire, que ça correspond à l’ancien délit d’outrage aux bonnes mœurs. L’amendement Jolibois va bien dans le sens de l’esprit général de la société. Il n’a fait que relever les nouveaux critères de censure ou d’effroi. Il est intéressant de voir que FG, la radio, a été poursuivie dans les années 90, et condamnée en correctionnelle, confirmée en appel, en 1994 ou 95, sur le fondement des amendements Jolibois pour avoir lu des textes de Guyotat, des extraits de Tombeau pour cinq cent mille soldats et d’Eden, Eden, Eden. Ça laisse rêveur.

- H. : Le ministère de l’Intérieur intervient et interdit beaucoup moins aujourd’hui, ce sont donc les associations qui agissent.

- E.P. : Oui, les autorités ne bougent pas. Les associations peuvent se porter partie civile, porter plainte et ainsi de suite, mais la possibilité pour les associations de monter au créneau a toujours existé. C’est un peu plus mis en lumière. Si le ministère de l’Intérieur n’intervient pas, ce n’est pas que l’envie lui manque (ça le prend encore de temps en temps). Ils ont une position toujours assez rigide. J’avais fait une demande, il y a trois ans, pour lever l’interdiction (en vertu de la loi de 1949) qui pèse sur le livre de Nicolas Genka, L’Epi monstre, interdit depuis 1962 à la vente aux mineurs. Le ministère de l’Intérieur m’a répondu que ce n’était pas opportun de lever l’interdiction. Je vais donc aller jusqu’en recours devant la Cour Européenne des droits de l’homme. Pourtant, très sincèrement, dans ce livre il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Il est intéressant de remarquer qu’ils ont bien compris qu’à chaque fois qu’ils s’en mêlaient publiquement, et qu’ils étaient à l’initiative du truc, ils se prendraient deux pages Rebonds, une page Horizons, trois tribunes ailleurs, quatre pétitions, un rassemblement carrefour Odéon, enfin bref, que ce serait très pénible au niveau communication. Donc, ils sont toujours empreints du syndrome de 1857 et du procureur Pinard et du mauvais jugement littéraire. C’est ce qui les préoccupe. La dernière fois qu’ils ont tenté, c’était Pasqua avec Mathieu Lindon et Gay Pied. Ils avaient même fait un musée de l’horreur, en montrant des trucs porno, etc. Ils ont dû plier bagage au bout de quarante-huit heures devant les pétitions, etc. Récemment, Sarkozy a bien eu envie d’y aller, sur Rose bonbon. Mais on lui a bien fait comprendre que ce serait une très mauvaise idée en terme d’image. Donc, ils surveillent, ils regardent, ils n’ont pas abrogé les dispositifs. On n’y touche surtout pas : les bonnes lois de censure contre la pornographie, il ne faut pas les bouger, il faut qu’elles restent en place, ça peut toujours servir. Mais disons que les expériences passées font qu’ils souhaitent moins être à l’initiative. D’ailleurs, c’est ce que dit Sarkozy, pour Rose bonbon et Skorecki : " Je laisse faire la justice ". Anémone Giscard D’Estaing - dont on ne va pas me dire qu’elle soit sans lien avec Sarkozy (ou alors j’ai rien compris) - est à la tête d’une association : c’est elle qui attaque et qui saisit la justice officiellement. Je n’ai pas dit que c’est Sarkozy qui a déclenché Anémone Giscard D’Estaing. Mais le ministère de l’Intérieur n’ose plus y aller de peur de prendre des coups et a donc laissé tout le dispositif en place pour que des associations, qui ne représentent souvent pratiquement qu’elles-mêmes, y aillent à leur place. Exemple : ils ne sont que quelques personnes dans l’association Promouvoir, proche de Mégret, et qui attaque des livres ou des films comme Baise-moi ou INRI). C’est fascinant !

- H. : Seriez-vous pour le fait qu’on puisse tout publier ?

- E.P. : Oui, délibérément. Je suis pour la publication de tout, absolument tout.

- H. : En tant qu’avocat ?

- E.P. : Non, pas en tant qu’avocat. En tant que lecteur, citoyen, ce que vous voudrez, je suis pour la publication de tout, que ce soit en matière de mœurs, politique. Tout. Des manuels de terrorisme, des livres révisionnistes, des livres anti-révisionnistes, des livres pornographiques, des livres religieux appelant à brûler tout ce qui m’est cher, vraiment tout. Par principe oui.

- H. : La vie sexuelle de Jacques Chirac par ses amantes ?

- E.P. : Ouais, ouais, je suis pour la publication de tout. Avec éventuellement une préface qui dit " attention c’est un tissu de conneries ", " attention, ce que vous allez lire sur les chambres à gaz est vraiment le discours d’un fou délirant et peut être dangereux ". Une grille de lecture. " Attention à ce que vous allez voir derrière, ça secoue un peu, ou ça peut être sujet à caution ou à interrogation ".

- H. : Une question plus personnelle... comment êtes-vous venu à vous intéresser aux curiosa et à devenir sinon pornographe, du moins collectionneur ?

- E.P. : C’est une question pour mon psychanalyste. Je n’en ai pas, mais c’est une question qu’il faudrait que je lui pose si j’en ai un jour...

- H. : Quelles sont les pièces de votre collection personnelle les plus importantes à vos yeux ?

- E.P. : Je collectionne les curiosa et les livres érotiques anciens, que je réédite aussi. Je collectionne la littérature, mais pas uniquement. Je collectionne aussi les documents médicaux, sociaux, juridiques, économiques, sur la sexualité ; donc les bouquins de médecins sur les maladies aussi des objets anciens, à caractère érotique. J’aime bien des choses dissimulées, les éventails double-face, etc.

- H. : Vous avez récupéré des pièces de la collection de Michel Simon...

- E.P. : J’ai un objet qui vient de chez Michel Simon que m’a offert un très célèbre commissaire-priseur, très respectable : c’est un godemiché allemand en fonte qui, présenté d’un côté, ressemble à Saint Nicolas, une figure traditionnelle pour mettre sur la cheminée et, qui, quand on le tourne, représente un phallus. L’objet est à double sens. Qu’est-ce qui m’a amené à ça ? Je n’en sais rien. Mais c’est intéressant pour l’avocat que je suis de collectionner des choses sur lesquelles on cherche le plus à tromper la police et la justice. Un bon curiosa, c’est un livre dont on ne connaît pas l’auteur, dont le titre est vaguement bon et a éventuellement varié, dont le nom d’éditeur n’existe pas ou est en tout cas totalement fictif. C’est imprimé à Paphos sur les presses de l’Amour, près de la Nymphe machin, et surtout la date d’édition qui figure dessus est toujours fausse. Pour tromper la police, on antidate systématiquement les livres de façon à ce que, si la police tombe sur un exemplaire, elle se dise : " Ah ! mon dieu ! ça c’est pornographique ! " et qu’elle se dise aussi : " Ca sert à rien qu’on s’énerve pour saisir le stock et aller chez l’imprimeur, parce que ce livre a déjà quatre ou cinq ans et qu’il est déjà dispersé dans la nature ". Donc tout est faux. L’avocat et le bibliophile que je suis, aiment bien reconstituer et savoir qui a fait quoi, qui a écrit quoi, qui a édité quoi, et à quelle époque, et sous quel régime, et sous quelle législation. Chacun ses marottes. La mienne, c’est ça entre autres. J’aime beaucoup la littérature érotique en tant que telle, j’aime beaucoup la sexualité, mais enfin on pourrait en parler pendant des heures. Je suis très bibliophile par ailleurs. Je collectionne d’autres choses en bibliophilie, mais là, c’est la conjugaison parfaite de toutes mes préoccupations et de tous mes vices : l’" avocature ", la sexualité et la littérature.

Propos recueillis par Philippe Krebs et Valérian Lallement

Maître Emmanuel Pierrat est l’avocat de près de deux cents éditeurs. Emmanuel Pierrat a 33 ans. Il est avocat au barreau de Paris et dirige un cabinet spécialisé en droit de la propriété intellectuelle. Passionné par la littérature, l’histoire des mœurs et de la censure, il a également publié un essai "Le Sexe et la loi" (La Musardine). De plus, directeur de collections chez divers éditeurs il réédite et préface des livres érotiques du temps passé (très souvent interdits à leur parution).

Entretien publié dans le numéro 8 de la revue Hermaphrodite

 


Philippe Krebs

Né à Metz, Philippe a grandi avec son père (fondateur du centre Emmaüs de Forbach) dans une ambiance de soupe populaire. Il a en a gardé le sens des relations humaines et un profond respect de la différence. Éditeur de livres et revues d’art pendant dix ans , co-organisateur d’un festival nomade de performances poétiques (Teranova). Un temps spécialiste du groupe Panique (Topor, Arrabal et Jodorowsky). Acrobate professionnel pendant dix autres décennies, il décide en 2014, de remettre le bleu de chauffe pour aller peindre sur les routes, dans des sites abandonnés, mais aussi dans son atelier lyonnais, ainsi qu’un peu partout dans le monde (Europe, Afrique, Asie).



Valérian Lallement

Né le 12 juillet 1972 à la Maternité Pinard, à Nancy, il est prédestiné. Professeur en désinhibition cataclysmique, alcoolique sur le retour, polytoxicomane militant, pervers oligomorphe et raisonné, surfeur débutant, Valérian Lallement est aussi l’auteur d’une thèse de Littérature Française sur Pierre Guyotat, la littérature, et la loi. Rédacteur en chef du numéro 8 de la revue Hermaphrodite, con-sacré à la Porno(graphie). Co-fondateur des éditions du même nom. S’est fait appeler, un temps, Valérian le Triomphant. Se méfie des rebelles comme des collabos, des militants comme des prosélytes : ne rien accepter, n’est pas tout refuser : le Triomphant sait bien cela.

 




 

 

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