Entretien jazz gasconcubin
André Minvielle
La Cie LUBAT dé GASCONHA


   

 

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Hermaphrodite : "Quel est votre rôle, votre démarche au sein de la structure de la compagnie Lubat ?"

André Minvielle : "Mon rôle n’est pas vraiment défini, j’appartiens à une grande famille, au sens politique du terme ; c’est une façon de s’engager, ce n’est pas quelque chose qui reste entre nous ; c’est faire que ce soit un engagement personnel. Nous ne gérons pas des affaires de famille ; ce serait plutôt à prendre dans le sens de la famille des escargots, prendre le temps, ne pas attendre de résultat immédiat, de rentabilité. J’aimerais que l’on me considère plutôt comme un ouvrier agricole. Je travaille d’après nature et contre nature ; cette histoire de famille prend alors tout son sens. C’est-à-dire que tant qu’à fonder des choses sur lesquelles on travaille ensemble, que ça ne reste pas que des histoires de famille mais que ça intéresse aussi la grande famille, disons l’humanité toute entière pour n’oublier personne (rire). Et lorsque l’on s’engage dans une histoire de ce type, il vaut mieux prendre son temps et travailler dans une idée de révolution, mais de révolution au sens paysan. C’est-à-dire les saisons, le temps, le lieu, la transformation, les intempéries... Le paysan ne maîtrise jamais, il répond. Il répond à la nature, il joue avec, et c’est en ce sens que je vois notre famille sous la forme d’un art, mais comme le paysan, elle fait pousser. Des années ce n’est pas bon... mais c’est toujours à remettre en jeu."

H. : "Nous voyons un peu ça comme un travail sur son identité propre. L’identité c’est aussi la nature et puis le côté fraternel qu’il peut y avoir entre des gens."

A. M. : "Oui, l’échange et puis l’idée de transmettre mais non pas dans le sens d’une école. Je dirais plutôt ce qui fait école. Le problème de l’école c’est qu’elle exclue aussi de plus en plus. Je ne vois donc pas ça comme une école, mais comme une école de vie. C’est la vie. C’est l’école du rythme et à chacun son rythme. L’école devrait normalement considérer que les gens ne marchent pas au même rythme et qu’il faudrait trouver une école qui travaille poly-rythmiquement. Il y a des gens plus lents que d’autres ; il y a même des intelligences plus lentes que d’autres et souvent on dit de quelqu’un qu’il est intelligent parce qu’il a de l’esprit mais certains ont une intelligence que j’appelle minérale. L’intelligence de la pierre ça compte, simplement c’est plus long, c’est pas rentable. J’ai vu dernièrement un reportage sur un papy qui faisait de l’agriculture bio et qui était super. Il disait que dans les années soixante, lorsque sont arrivés les nitrates, il pensait sincèrement que c’était la révolution, il avait de beaux produits, cela poussait abondamment, c’était vert... Mais on ne savait pas que cinquante ans plus tard ça allait bouffer tout sous la terre et que cela appauvrirait. On est pas propriétaire de là où l’on vit. Ce n’est pas à nous, ça ce transmet à d’autres plus tard. C’est dans cette idée que je pratique l’art ou l’artistique, ce n’est pas à moi, c’est une contribution car je suis de passage. Je pratique donc mon art comme quelque chose de passager et dans tous les sens où on peut l’entendre. Cela veut donc dire la nature mais contre la nature car il faut savoir résister aussi."

H. : "Il y a le côté touche-à-tout de tout le monde qui est assez caractéristique de la Compagnie Lubat."

A. M. : "Disons que tout le monde déborde un peu de son rôle. On n’a pas un rôle précis mais on a des fonctions. Je suis, avec Bernard Lubat, Patrick Auzier et Laure Duthilleul, associé artistiquement. On prend des risques et on essaie de les prendre ensemble car ce n’est pas toujours évident de prendre des risques à plusieurs, il y en a toujours un qui prend le pas sur l’autre et les risques sont alors toujours pris plus par rapport à l’un que par rapport à l’autre. Il faut donc créer des équilibres, des allers retours, il faut donner la chance à chacun, ce qui n’est pas évident puisque ce n’est pas donné à tout le monde. C’est à prendre ou à laisser. Il faut apprendre à résister à l’autre aussi. C’est pour ça que l’idée de famille peut-être remise en jeu car ce n’est pas parce que nous vivons ensemble tous les jours qu’on est d’accord sur tout, surtout pas."

H. : "Il y a aussi des oppositions dans les familles."

A. M. : "Oui mais ça reste dans le cercle de la famille, alors qu’on peut dire que nos histoires de famille sont publiques. Si, en ce qui concerne le public, on devait établir une relation entre Lubat et moi c’est que comme lui, je suis né dans un lieu public. Je suis né dans un café au centre de Pau, à côté de Lourdes, pas très loin de la grotte. A midi, il y avait beaucoup de monde et ma petite enfance s’est passée là-dedans. Ma maison était un lieu public. Et si la famille c’est comme ça, alors ça m’intéresse, ça devient un peu plus... on sent que dans un lieu public on est pas propriétaire, c’est un lieu de passage et ça donne une autre dimension de la relation, ça complexifie un peu les choses."

H. : "Lubat parlait d’inter-activité et de confrontation qui sont des termes qui reviennent souvent."

A. M. : "Oui. Castan m’avait parlé hier de métissage et il a associé métissage et dialogue. J’aime bien cette idée car avant j’associais métissage et confrontation, et je trouve que le mot dialogue est plus juste. Métissage et dialogue, ça veut dire qu’on ne se confond pas, on distingue les choses. Là où c’est intéressant, c’est de pouvoir distinguer les choses. Chacun a sa place, chacun a sa fonction. C’est comme des petits rouages - j’ai voulu être horloger quand j’étais petit, j’ai même mon B.E.P de micro-mécanique, j’étais passionné par les petits ensembles formés par des pièces qui ont chacune leur fonction et tout ça donne un mouvement d’ensemble. J’ai pas trouvé de boulot intéressant sur le marché du travail donc j’ai fini artiste... Pour m’échapper du boulot je ne pouvais être qu’artiste. C’est-à-dire, au départ, de faire sans savoir. Je n’avais pas appris dans une école donc j’étais obligé de me faire mon école, de me fabriquer ma tradition tout en restant dans un milieu. Par exemple le milieu Béarn est un milieu où il y a pas mal de chants, où il y a le rugby... J’ai travaillé ensuite par association. Il faut survivre à ce qu’on est né, a dit Joël Bousquet, alors j’ai dit qu’il fallait survivre à ce qu’on est béarnais. Si tu veux faire artiste, il faut couper un peu avec quelque chose, il faut rompre. En ce qui me concerne, je n’ai pas totalement coupé, en ce sens que j’ai gardé, et que j’aime bien cette idée de chanter avant de savoir. Lorsque l’on chante avant de savoir, souvent c’est par mimétisme, par l’oreille, bref ce n’est pas une technique. Quand on va ensuite au conservatoire, on apprend une technique. Or, dans ces milieu-là, tu n’apprend pas par technique mais par association, confrontation. Tu grandis au milieu. Lorsqu’un jour tu vois quelqu’un qui sort sa voix très fort et tu sens qu’il faut qu’il sorte de lui-même pour chanter comme ça - il a besoin d’un contenant alors il boit un petit coup, ça le désinhibe - et puis d’un seul coup ça sort et c’est du brut, ça c’est impressionnant. Le jazz, je l’ai vu comme ça, un type avec un béret au bout du comptoir, saoul comme un cochon et puis, pour résister à sa perdition, il se met à chanter et d’un seul coup ça prend une dimension... L’improvisation n’est pas pour moi quelque chose d’inné. C’est un art, mais c’est aussi une relation avec quelque chose qui vient d’avant. Je parlerais de tradition."

H. : "Je voyais l’improvisation essentiellement comme l’apprentissage de grilles dont on s’échappait ensuite par quelque chose de personnel, en se laissant aller..."

A. M. : "C’ est une fuite. Je vais par exemple faire ce soir Les Chants Manifhestes et ils n’ont pas mis le thème qui était :Faut-il vivre son improvisation ou improviser sa vie ?Cela peut paraître une question bête mais elle n’est pas si bête que ça, car lorsque l’on vit, on improvise tous les jours avec les problèmes."

H. : "Il faudrait improviser tous les jours... ou la vraie vie est-ce l’improvisation ?"

A. M. : "La vie, c’est évidemment une improvisation. Rien n’est marqué, rien n’est défini. Il ne faut surtout pas penser que c’est fatal la vie. C’est là, pour moi, que la vie est une improvisation mais on ne le sait pas au départ. On pense que l’improvisation ou le chant sont des dons. Ce sont des facteurs, au départ, de naissance ou de rencontre ; après on va vers les choses. Il faut savoir aller vers les choses, errer un peu tout en gardant la mémoire en marche, d’où on vient, ou on va... Les premières fois où j’ai improvisé, je m’en souviendrais toute ma vie. Je me suis dis, c’est ça que je veux faire... Parce qu’avant je faisait du bal. Ma fonction était de faire danser. C’est vachement intéressant cette histoire de faire danser, ce n’est pas donné à tout le monde ; encore une fois, c’est apprendre. Il faut, avant de monter sur les planches, se poser la question de voir comment on fait danser, qu’est-ce qui fait que les gens se mettent à danser. C’est parce que tu remets tout le temps quelque chose en jeu. Il y a un facteur d’usage et un facteur d’usure. Ce n’est pas de la virtuosité ni de la maîtrise, c’est un peu la perdition mais avec une conscience de ne pas être là pour rien. J’ai arrêté les bals car il y avait les musiciens qui se trouvaient là attendant de faire autre chose, et puis il y avait aussi le public en bas qui commençait à se fractaliser. Il n’y avait plus que les anciennes générations car les jeunes allaient en boîte parce que le bal devenait ringard. Je me suis alors échappé du bal parce que je m’emmerdais. On ne se retrouvait qu’avec une fraction de la population, alors que j’avais envie de trouver un art qui permette de rassembler, mettant en présence toutes les générations. Ici, on continue à faire du bal mais c’est un outil pour nous, c’est un outil de rencontre avec plein de générations."

H. : "Quel est le rôle de la population d’Uzeste, comment ressent-elle les choses ?"

A. M. : "C’est très parcellisé, c’est compliqué à dire... Ici c’est un pays de métayers, de petits propriétaires qui est dû à un décret datant de l’époque d’Henri IV et qui laissait la place à pleins de petits propriétaires. C’est un pays protestant aussi le Béarn. Ici, dans les Landes, après la révolution française, ils ont revendu les terres qui appartenaient aux églises... C’était un pays d’autarcie relative ; c’est-à-dire que dans le village, il y avait celui qui écrivait, celui qui gardait les moutons, chacun avait sa fonction. Après la révolution, ça s’est complètement éclaté. Donc on a revendu les terres à des gens qui avaient de l’argent, aux bourgeois de Bordeaux et des environs qui ont embauché des gens pour travailler sur les terres, ce qui n’est pas du tout le même fonctionnement. Puis on en est arrivé aujourd’hui à un ensemble assez monoculturel, c’est le pin ; on plante on coupe, on plante on coupe etc. Mais la vie elle-même, à Uzeste, ce n’est pas des gens qui cultivent la terre, ce sont des gens qui n’ont jamais été propriétaires ici, et qui ont toujours vécu entre deux mondes. Ce n’est donc pas la même mentalité. C’est pour ça que le Béarn est plus conservateur ; on conserve les traditions, c’est un truc où le fantaisiste, l’artistique n’ont pas droit de cité. Et puis ici, c’est plus secret comme pays. Il y a des choses qu’il ne faut pas dire et en même temps, c’est le pays du moussu, le pays des propriétaires terriens et donc des métayers. Nous sommes vraiment entre deux avec la population d’ici. Les artistes, c’est pas des moussus, c’est pas des propriétaire, et ce n’est pas non plus des métayers. On est au service de personne. A quelqu’un qui nous demandait si nous faisions de la musique pour la population, je lui ai répondu que non, que nous mettions la musique en face de la population. Ici, la population ne vient pas spontanément à L’Estaminet (café musical et lieu des rencontres inter’actives) ; mais si nous allons jouer à la salle des fêtes, comme c’est un lieu public, les gens viennent plus facilement. Ici, à L’Estaminet ou dans un lieu privé, les gens ont du mal à pousser la porte parce que ce ne sont pas des lieux anonymes. Les choses sont très spécifiques, c’est très complexe. Et nous, lorsque nous faisons par exemple le bal de la palombe et que l’on travaille avec les chasseurs, nous retrouvons avec les anciens une relation. On devient des artistes pour eux, on n’est plus simplement des malins ou peut-être des intellectuels ou bien encore des mecs qui ne sont pas assez fort pour aller ailleurs et qui restent là on ne sait pas pourquoi... Il y a des gens qui peuvent se poser la question, se dire qu’on est là parce qu’on est pas assez fort pour être en ville, à Paris, alors que pour nous, c’est un choix, et puis, en même temps, c’est une posture, une façon de se poster. Ça rejoint ce que je disais tout à l’heure à propos de l’ouvrier agricole, on prend son temps, on vit avec l’air du temps et l’on essaie de faire en sorte que le temps soit à l’œuvre."

H. : "Est-ce qu’Uzeste est une base qui vous permet d’être toujours en mouvement et partout..."

A. M. : "Oui, à partir du moment où l’on a cette base ici, on peut aller quelque part, et on nous demande d’où l’on vient. On ne dit pas vous faites du jazz ou du blues mais plutôt mais d’où vous venez ?. Sous entendu que les gens doivent penser que pour faire ce qu’on fait, on doit avoir un lieu de fondation, que ça ne serait pas possible autrement... ce qui est juste. Car si nous n’avions pas un lieu de l’utopie, un lieu du non-lieu, c’est-à-dire un lieu où l’on se transforme et où l’on transforme le lieu, on ne pourrait peut-être pas travailler transversalement. J’ai de plus en plus de mal à concevoir les concerts, parce qu’on est toujours de passage. J’aimerais que l’on réfléchisse à des résidences dans les villes... et si l’on va jouer à Nancy, par exemple, au lieu de faire un concert dans le cadre du jazz, par l’intermédiaire d’une association, on va jouer dans un café, puis il y a une tchatche, une conférence, après on va faire un bal ou d’autres trucs... on reste cinq, six, huit jours, ça permet de rencontrer vraiment les gens. On fait pas le train, l’hôtel, la salle de concert, l’hôtel, le train (rire)... passer une vie pour faire ça, ça me fait chier parce qu’on ne voit rien du tout et au fur et à mesure qu’on avance, on devient comme la plupart des musiciens, des gens qui sont un peu coupé de la vie de tous les jours, qu’on le veuille ou non. D’ailleurs ils s’en plaignent, ils n’ont plus de vie privée comme ils disent, donc ils sont peut-être privés de vie (rire). alors que nous, ce serait plutôt ainsi va la vie ; si on ne fait pas aller la vie, on a toujours l’impression d’être en représentation... j’aime pas trop ça, je trouve que ça ne vaut pas le coup."

H. : "Depuis combien de temps êtes-vous ici ?"

A. M. : "Pas depuis le début, depuis 15 ans. J’étais venu jouer ici avant de m’y installer."

H. : "Y a-t-il des gens qui résident ici, comme Manciet par exemple ?"

A. M. : "Non, Manciet, c’est un vieux landais qui vient justement de cet ancien régime où il y avait des maisons domaniales, il a vécu à cette époque là. Il habite à Sabres, c’est dans les Hautes Landes, un peu plus bas, c’est le pays des brumes, des pins... moi je viens du Béarn, c’est les horizons, les montagnes, les vallons, c’est beau - ici, c’est plutôt claustrophobe, c’est très mystérieux... Manciet, c’est presque un aristocrate, au sens ancien. Toute sa littérature est écrite dans le parlé locale, le parler neg comme on dit, noir, nègre, c’est une langue spéciale. Il a écrit toute son œuvre en occitan, en gascon et, en plus, en neg... ce sont plusieurs relations à l’écriture. Donc il a dû écrire son oralité... cela me fait penser à ce que je disais tout à l’heure sur l’intelligence de la pierre, ce sont des couches successives qu’on peut étudier, posément, en prenant le temps... ce n’est pas quelque chose qui est fait pour être consommé rapidement, faut respirer (rire)... pour lire une page il faut s’accrocher, alors tout le tome... je trouve que c’est intéressant, en ce qui concerne les livres, lorsque l’on peut les laisser en quelque sorte vivre leur vie, sans forcément les lire d’une traite, mais plutôt les ouvrir de temps en temps... parfois, je prend ma respiration et puis... par exemple, l’été dernier, je m’étais juré, parce qu’on m’en avait beaucoup parlé, de lire Ulysse de James Joyce. J’ai pris 15 jours avec les gosses et je me suis forcé à lire 50 pages par jour, à n’y comprendre rien... mais, de lire et de lire encore, au bout d’un certain temps, il y a quelque chose qui rentre, on entre dans un univers... c’est vrai que l’on ne peu pas tout comprendre, mais après il reste des traces, de la mémoire et ce livre... lorsque je l’ouvrirais de nouveau, il sera toujours aussi singulier mais, en même temps, il aura aussi un côté familier. Manciet est comme ça, c’est quelqu’un de très singulier et ça te paraît en même temps familier... ça te paraît être de ta civilisation, ou d’une civilisation. C’est ça qui m’intéresse, en art aussi, c’est de garder ce côté singulier, fort, unique, et en même temps que cela appartienne à la civilisation, au monde."

H. : "Lorsque vous la déplacez, est-ce que la Compagnie est nombreuse ?"

A. M. : "C’est très variable, ça dépend de la demande... ça peut être tout seul et cela peut aller jusqu’à vingt personnes. Mais il faut être capable de se produire seul, l’apprentissage et la solitude c’est très bon, notamment lorsque c’est au milieu des autres ; chacun avec une autonomie, une réflexion et une critique, ça fait la force du collectif. Nous pouvons, entre les musiciens et les techniciens, être trente personnes à nous déplacer. Lorsque l’on fait des show-bal, on est douze musiciens... il y a également les gens qui viennent et fond la cuisine, on amène l’exposition Uzeste... la totale."

H. : "Et le peintre qui fait les affiches ?"

A. M. : "Il vient avec nous de temps en temps, il fait d’ailleurs des performances sur scène, avec la musique. C’est quelqu’un qui s’est installé après, c’est un local. C’est le petit fils de la Lartigue, toute une famille de photographes, plasticiens, peintres... c’est lui qui jouait le petit Gibus dans la Guerre des boutons... et il n’a pas beaucoup changé depuis (rire)."

H. : "En ce qui concerne le rapport à la médiatisation et le fait d’échapper dans une certaine mesure à la récupération, comment est-ce que ça fonctionne. Quelle est en quelque sorte votre position... car c’est un jeu dangereux ?"

A. M. : "Il faut déjà qu’on aie, dans notre façon de faire, notre propre résistance. On peut être récupéré, ce n’est pas un problème. Mais, par contre, il faut résister, savoir résister. Parce qu’on a vite fait d’être racheté, ou même institutionnalisé, ou scolasticisé, être inséré dans une école et ça, ce n’est pas très bon. C’est là où il faut rester solidaire-solitaire. Plus on est seul et ensemble, et plus on peut résister et dire non, il ne faut pas faire ça... sinon ça devient un népotisme. On règle nos histoire en famille, ça sort pas de la famille. Pour résister au monde extérieur, il faut se méfier des familles et en même temps, on est obligé de passer par là, on fait des enfants... j’ai une fille, Juliette qui a dix ans, un autre enfant de quatorze ans et on fait comme dans toutes les familles. Il y a des problèmes comme dans toutes les familles. De plus, j’étais un précurseur, puisque j’ai été le premier à avoir emmené les gosses ici... après il y en a eu partout (rire). je n’étais pas en retard pour ça. En même temps c’est génial car les gosses nous montrent aussi beaucoup. Il faut qu’on prenne le temps, sinon on devient des... j’ai horreur du mot star. J’aime bien le mot populaire, je ne refuserais pas d’être populaire ou en tout cas que le travail que je fais soit populaire... au contraire... mais cette idée de star, honnêtement ça me gonfle. Donc il y a une résistance à ça ; certes on flotte dans l’air du temps et il n’y a pas à se cacher, mais en même temps, il ne faut pas se prendre la tête pour ça. Parfois, on a un peu la pression, c’est sûr, mais il faut savoir gérer ce genre de truc. C’est là que revient la notion de temps, faut pas bousculer les choses. Ma pratique du chant, je l’ai vraiment développée en pensant à moi, à fond. Je voulais un endroit où on me laisserait le temps, où je pourrais prendre le temps. C’est pour ça que je suis venu ici, où il y avait la Compagnie Lubat, mais également les anciens. C’est Alban et Marie Lubat qui on fondé L’Estaminet en 1937. C’est L’Estaminet qui se transforme et la Compagnie Lubat, pour moi, c’est ça. C’est un lieu de résistance anticléricale. Tout le monde est là, il y a les musiciens, les entraîneuses, la boisson, les livres, le cinéma, les arts, la tchatche, la parole... je ne vois pas mieux.

H. : "C’est également devenu un lieu historique."

A. M. : "Oui et c’est pour ça qu’il faut le garder intact, il ne faut pas en faire un musée mais le garder vivant. Il faut que les portes soient ouvertes. C’est difficile car, parfois, lorsque l’on joue à L’Estaminet, les gens pensent que c’est un peu intellectuel, que ce n’est pas pour eux... c’est la grotte, c’est l’antre."

H. : "En lisant les programmes ou L’Uzeste, on peut se dire qu’il y a d’un côté l’aspect accessible et de l’autre, on parle de philosophes, de psychanalyse... les gens peuvent peut-être se méfier à cause de ça..."

A. M. : "Ce n’est pas inintéressant qu’il y ait un rapport de résistance à ce que les gens viennent, parce que ce n’est pas non plus un moulin où tout le monde pourrait rentrer. Il faut choisir de venir là... trop de monde d’un seul coup, c’est pas bien non plus, ça fait un peu aux gonflés aux hormones (rire)."

H. : "Justement, en ce qui concerne les stages, y a-t-il plus de demandes que de personnes pouvant y participer ?"

A. M. : "Non, justement, il y a un équilibre qui se fait... ça nous arrive de refuser deux trois personnes mais ce n’est pas vraiment significatif."

H. : "En une journée, les médias peuvent vous faire débarquer toute la France à Uzeste."

A. M. : "Ouais... mais les médias se méfient de nous aussi et c’est bien comme ça. Nous sommes quand même des gens qui résistons aux médias, pas frontalement mais par l’écriture. Sinon il n’y aurait plus qu’à faire venir Francis Cabrel ici, mettre un chapiteaux et se retrouver d’un coup avec 4000 personnes. Mais nous ne voulons pas alors... voilà..."

Propos recueillis par Valérian Lallement, Olivier Krebs et Philippe Krebs

 

 




 

 

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