Le Carrefours des métèques III : Arrabal et Jodorowsky

par Philippe Krebs,    

 

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Panique et tératologie

Arrabal, Jodorowsky et Topor, ont tous trois connu le rejet et la discrimination, à différents moments de leur vie. Le monstre deviendra l’un des archétypes du Panique.
Alexandro Jodorowsky est né au Chili, près de la frontière bolivienne. Son père était russe et sa mère argentine, d’origine russe. Dans ce désert où il ne pleut presque jamais, il fut l’objet de discrimination et de divers traumatismes. Il fut d’abord « persécuté », parce que seul enfant à la peau blanche, ce qui le marqua à un point tel, qu’il ponctue sa courte biographie des phrases suivantes : « Les enfants ne m’acceptaient pas parce que j’étais « Russe »/Les jeunes gens ne m’ont pas accepté parce que j’étais « juif »/Les Français ne m’ont pas accepté parce que j’étais « Chilien »/Les Mexicains ne m’ont pas accepté parce que j’étais « Français »/Les Américains pensent que je suis « Mexicain »/Dans dix ans, j’irai sur une autre planète/Ils ne m’accepteront pas parce qu’ils penseront que je suis « Américain ». »(Alexandro Jodorowsky, « Ma biographie », L’Avant-scène du cinéma, mars 1974, n° 145, p.57. cf. 7, Ibid. p.19.)
Arrabal s’érige en défenseur des monstres, lui que ses détracteurs avaient surnommé « el nano Melillense », le nain de Mellila : « Il va de soi que toute forme de pensée totalitaire, ou dogmatique, m’accusera de deux choses. Elle m’accusera de folie (...) et en second lieu elle m’accusera de monstruosité. L’ancien régime, chez moi, en Espagne, n’avait pas de mots assez insultants pour parler des nains, des gens à la tête trop grosse, etc. Et ce qui est extraordinaire, c’est de voir qu’aujourd’hui les mêmes insultes ont été employées contre moi. Je trouve que c’est très révélateur, car le point fondamental, le plus essentiel de mon œuvre, c’est de défendre cette idée que les monstres peuvent - et doivent - vivre comme les autres. »
La vie et l’art coïncident, se fondent, s’inventent dans la peau du créateur panique, et deviennent le matériau premier de la geste panique. En partant du constat que l’homme est un être d’une intelligence infinie qui peut dépasser les univers, et qui, paradoxalement, a un corps qui se chie littéralement, les trois Pied Nickelés de l’art, en dandys désabusés, n’auront de cesse jouer, protagonistes de l’art contradictoire, de renvoyer à ce que Topor nomme le « sac à merde » ; or, « les tenants de l’ordre n’aiment guère la merde » et encore moins la « chienlit » !
Les Paniques n’hésitent pas à se mettre en scène : « Le héros littéraire panique est l’écrivain lui-même photographié de nombreuses fois selon le style des bandes dessinées. Le peintre doit placer son visage, sa chair, ses souvenirs personnels dans le tableau, si possible le cadavre de ses plus chers parents. Tout homme panique doit se photographier nu et si possible en train de faire l’amour. Dans la sculpture panique sera gravée la voix des sculpteurs, ses vêtements, ses meubles. »
Les créateurs du Panique joueront souvent par la suite avec cet énoncé, se mettant en scène dans une multitude d’accoutrements, parfois nus comme dans Les Cahiers du silence, où l’on voit une photographie d’Arrabal et Jodorowsky posant nus dans un air faussement empreint à celui du Penseur, et sous-titrée « le jour où naquit le mot « panique », ou encore à la fin de ces mêmes Cahiers, une photographie d’Arrabal, nu, avec une érection phénoménale et un chapeau à la main.

 
F. Arrabal - 31.1 ko
F. Arrabal

Blasphème

L’année « 1967 sera une année particulièrement importante pour Fernando Arrabal. Cette année-là, se produisit un événement qui marquera un changement manifeste dans la progression de son œuvre » (Angel Berenguer, L’exil et la cérémonie, , Union Générale d’Editions, Paris, collection 10/18, 1973, p. 362-363)). Il publie en janvier 1967, Fêtes et rites de la confusion, ainsi que le cinquième volume de son Théâtre panique. Il commence à écrire l’ « opéra panique », Ars Amandi. On joue pour la première fois L’Architecte et l’empereur d’Assyrie, dans une mise en scène de Jorge Lavelli. Mais, que lui arrive-t-il en Espagne, pendant l’été 1967 ? Arrabal est invité par les Galerias Preciados, à la fin du mois de juin, pour signer son livre Arrabal celebrando la ceremonia de la confusion : « Un jeune homme, qui dit s’appeler Antonio, demande à Arrabal pour dédicace « un blasphème, quelque chose d’énorme ». Arrabal écrit : « Para Antonio, me cago en Dios en la Patra (sic) y en todo lo demàs »(Ibid.p.263). » Ces quelques lignes qui donnent en français, « Pour Antonio, je chie sur Dieu, la Patrie et sur tout le reste » ont de fâcheuses conséquence pour Arrabal. Il est arrêté dans la région de La Manga et conduit à Murcie, puis il est emprisonné. Nous sommes en pleine période franquiste. Arrabal est poursuivi pour sa dédicace « sacrilège, blasphématoire, antipatriotique et obscène », ce qui émeut de nombreux écrivains de France, d’Allemagne, d’Angleterre et des Etats-Unis. Peter Weiss, Gunther Grass et une vingtaine d’autres écrivains allemands le soutiennent, Samuel Beckett écrit également et prend sa défense : « Arrabal est jeune, il est fragile, physiquement et nerveusement. Il aura beaucoup à souffrir pour nous donner ce qu’il a encore à nous donner. Lui infliger la peine demandée par l’accusation, ce n’est pas seulement punir un homme, c’est mettre en cause tout une œuvre à naître. Si faute il y a, qu’elle soit vue à la lumière du grand mérite d’hier et de la promesse de demain et, par là, pardonnée. Que Fernando Arrabal soit rendu à sa propre peine ». Une autre lettre est signée par François Mauriac, Gabriel Marcel, Jean Anouilh, Ionesco, Jean-Louis Barrault, Marcel Achard, etc. Fernando Arrabal sera acquitté par un tour de passe-passe sémantique concernant sa dédicace (« « me cagos en Dios en la Patra y en todo lo demàs »), ultime sursaut panique qui fait dire une fois encore que l’ « homme panique » est capable d’ « affirmer dans le même bloc deux idées contradictoires ». Ainsi, dans ses déclarations, Arrabal précise que, dans sa dédicace, il ne se référait pas « au Dieu des chrétiens, mais au dieu Pan » et qu’il ne se référait pas à la patrie (Patria), mais à Patra, sa chatte, qui est présente dans plusieurs de ses pièces.
Un peu plus de trente ans plus tard, c’est Arrabal qui prendra la défense de l’écrivain français Michel Houellebecq, accusé à son tour de délit de blasphème. Dans la salle des témoins du Palais de Justice, en compagnie de Pierre Assouline, Michel Braudeau, Dominique Noguez, Philippe Sollers, Josyane Savigneau, Didier Sénécal, face au Président, il porte un toast : « On juge Houellebecq pour blasphème comme ce fut le cas pour moi en 1967. Socrate, qui parlait si divinement de Dieu à Platon, a aussi été jugé pour blasphème. Et condamné deux fois à mort. A boire la ciguë. » Et de joindre le geste à la parole, en extirpant une fiole qu’il porte à ses lèvres.

Collage de Fernando Arrabal, "Après les ultimes convulsions", non daté

 


Philippe Krebs

Né à Metz, Philippe a grandi avec son père (fondateur du centre Emmaüs de Forbach) dans une ambiance de soupe populaire. Il a en a gardé le sens des relations humaines et un profond respect de la différence. Éditeur de livres et revues d’art pendant dix ans , co-organisateur d’un festival nomade de performances poétiques (Teranova). Un temps spécialiste du groupe Panique (Topor, Arrabal et Jodorowsky). Acrobate professionnel pendant dix autres décennies, il décide en 2014, de remettre le bleu de chauffe pour aller peindre sur les routes, dans des sites abandonnés, mais aussi dans son atelier lyonnais, ainsi qu’un peu partout dans le monde (Europe, Afrique, Asie).

 




 

 

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