PLACE CONGO
Philippe Krebs


par Philippe Krebs,    

 

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AU SOMMAIRE DU NUMERO 2
EDITO EN COURS D’EVEIL
A TEMPS CONTE
BRUINE APHORISTIQUE OU LES ETINCELLES FROIDES
DOSSIER SUR PANIQUE
LE SUPPLICE
BEEFSTEACK AZTEQUE
DESASTRE
PLACE CONGO


 

"C’est curieux que dans ma vie je n’ai pu réussir à apprendre quoi que ce soit. Tout ce que j’ai appris n’est rien. Je ne me sens lourd d’aucune expérience. Peut-être parce que, comme le disait mon père, j’ai "une case en moins ""

Raymond Queneau

"Une mère rapatrie le corps de son fils d’un pays africain vers la terre française."

Quelques lignes dans un régional pouilleux. Des pleurs encore. Le silence d’un frère qu’on n’achète pas.

CHAPITRE I :

Les Bestiaux kif-kif. Eveil.

1. Les anges fument le cigare.

Fâ Hélipe Eversores, premier du nom, coupeur de têtes de son enseigne à la solde du temps.
Dans la pluie sifflent les âmes. Fâ, toi tu marches, insensible au vent qui flagelle ton visage, le dos courbé, machette en tête. Tu élimes, élimines les mauvaises pensées, la chierie accoutumée des années qui ont passé. L’Afrique résonne au loin au rythme de tes pas. Les mains sont noires qui se serrent. La pointe d’un téton bleu oscille dans ton regard. Et toi, tu marches.
L’histoire que je vais vous conter, je la porte dans mon cœur depuis des années comme la cloche de l’argyronète porte sous l’eau l’oxygène nécessaire à sa survie. L’histoire qui roule sous mon palais s’achève lors qu’elle n’avait pas même amorcé le quart de la Roue, ironie de la mémoire que l’on essore. Fâ Hélipe Eversores, toi, tu n’as de cesse de marcher encore et toujours. La machine élancée, Fâ s’emporte ; la bête du kif qui s’est éveillée l’emporte, le déporte vers ces cieux où l’esprit de l’homme grandit à vue d’œil.
L’histoire commence...

2. Les cigares ont une odeur de haschich.

...Fâ Hélipe Eversores, c’est moi. Je t’observe. Tu m’oublies. Tu ne vois plus que toi, la réalité de ton devenir à demi-dévoilée par mes yeux mi-clos. La réalité se convulse comme le cri du miroir. N’avez-vous jamais compris que l’image reflétée par le miroir est toujours celle de votre visage du lendemain. Tout miroir a vingt-quatre heures d’avance sur votre réalité. Une photographie est un reflet de miroir gélifié. Et dans ma gueule, tu ne vois plus que ta gueule. Connard qui écoutes mon histoire, sache que le bâtard c’est moi, dont le corps efflanqué t’inquiète. Pourtant, ouvres bien tes oreilles :
La lune écarlate était un jour rêvé pour le poisson-pirate...

3. Les anges partent en fumée par volutes argentées.

...égaré dans un lointain recoin des côtes de l’océan indien, entre la Tanzanie et le Zaïre. Nous sommes en 1972. Des hommes viennent de se faire exterminer, lapider, éviscérer, violer, déshonorer par d’autres hommes. Fâ Hélipe Eversores n’a alors que vingt-quatre ans. Solidement harnaché de son vieux sac au dos rouge, il file à toute vitesse, droit au vent, la tête fière de son jeune âge, ses dents en or pointées vers l’horizon comme autant de petits soleils, comme un défi pour niquer la rhala à cette terre indigne qui fut maculée de sang et est exsangue maintenant. Il est midi. La route l’enjoint, océan de poussière, à accélérer son pas, sa nage en over arm stroke. Son souffle se fait plus rapide, il ahane, crache la lune écarlate de ses petits poumons ébaubis. De sa bouche jaune du sang rouge s’écoule. Fâ s’écroule le temps d’une illumination.
Un temps passe. L’espérance trépasse. Et il revient à la réalité. Un torse d’homme le rappelle au monde. Des yeux bleus comme l’Océan...

4. Dans une mer d’amertume.

...me scrutent. Des dents blanches, pointues, effilées comme des sabres sculptent l’horizon. Une main se tend. J’émerge. Que s’est-il passé ? Est-ce l’a chaleur ? M’a-t-on frappé ?
Il semble admirer mon corps tatoué de trous de piz comme une constellation à moi propre. Un mal de tête effroyable déchire mon esprit en conjectures abominables.
Je me souviens.
Mon père m’avait un jour conté ce vieux proverbe malgache. A trop chercher un pays où la mort n’existe pas, on finit par tomber dans un pays de cannibales. Erudition à tête de nuages.
J’ai peur que mon existence ne cesse. Une lance sous-tend mon regard, me tient en respect. J’attends encore et toujours. L’homme n’est plus seul maintenant. Pourtant, il est seul aux yeux bleus comme l’azur parmi cette négritude aux yeux sombres. Des sourires monstrueux déforment leurs visages en d’affreuses grimaces. On s’inquiète de mon sort ? Je m’en fiche, prêt à partir. Pour toujours. La mort comme une nouvelle compagne infidèle...
Je me souviens encore. Mes jeunes années passées à Nancy, à en explorer les centaines de recoins. Des terrains vagues au cœur de la ville, les murs marqués à vif par des tatouages pour peau de béton, graphés jusqu’au bout de leur épiderme gris, déchiquetés comme par des centaines de lames. La place Stanislas de mon cul, illuminée par sa fatuité. Seule la nuit elle resurgissait, apprêtée de mille atours, guenilles de lumières multicolores, semblable à une valse au tréfonds de la Bretagne, dans un guinche oublié de tous, lancinante et grinchante, éraillée à souhait, empreinte de mélancolie douce et de poésie rurale. Et mon être en branle dans ses rues. Petits pavés rondelets, inégaux, taillés par la force du temps, juste corrosion mesurée à l’aune de l’éternité. Et maintenant je jonche le sol de l’Afrique, mon esprit en proie au doute...

CHAPITRE II :

Poicre des mille poigres.

Qui est qui est l’homme de chez les blancs, dents jaunes, yeux rouges. Kamanda parlait. La transparence de ses yeux clairs réfléchissait les interrogations alentour de ses semblables les yeux pointés vers l’homme à terre.
Kamanda se souvenait de l’appa-rition de ceux qu’il pensait être des revenants, ces missionnaires blancs qui plus tard le convertiraient par la force ("- Couche-toi !") et qui disaient alors de lui qu’il était une page blanche sur laquelle il leur faudrait écrire. Kamanda priait en silence.

1. Un cercle se forme autour du corps blanc.

Fâ, très calme, sa tête de lémurien entre les jambes, écoute les voix. Une odeur de manioc lui rend ses esprits. On lui propose à manger. Ses yeux retrouvent la lumière. A tâtons dans cet espace qui s’articule comme un monde inconnu, ses yeux, furtivement, croisent un regard sans animosité qui lui paraît même amical.

2.

L’homme-miroir, une main en moins. L’homme-artiste, une main en plus, souvenir de ses ancêtres, décimés, mutilés. Dix millions de ses semblables tombés sous le règne de Théodore II, le belge. Aujourd’hui, il pense à Mobutu, un pétoire à la main, à ce dictateur mégalomane.

3.

Fâ pense qu’il a compris. Il est la persistance d’une apparition... Quel rachat pour le fils d’un peuple de colonisateurs ? Son histoire tombe entre leurs mains. On l’emmène, sans le brusquer. Le groupe se fraie un passage au milieu de hautes fougères tropicales. Des arbres à pain et des manguiers cernent un petit village. C’est là, dans un petit réduit fait de claies en bois, que Fâ est conduit. Il entrevoit de vieilles statuettes à l’orée des habitations. Maigres, démesurées, les cheveux filasses en poils rêches d’animaux. Ses ongles se heurtent à la terre ; ses doigts saignent de trop creuser. Il entend des chants, des murmures de danses. Ses yeux grésillent de souvenances éparses, dans la pénombre feutrée d’un mois de mai.

4.

Je me souviens de quelque pince-fesse du vieux-Nancy quand la rue Gustave Simon fleurait bon le stupre et l’abandon. Nous jouions à ces jeux innocents de dessous-la-couche où les chairs s’épanouis- sent à la clarté du petit matin.

5.

Un chat -"deux heures !"claquent toutes les toccantes. Ses grands yeux noirs, le brouillard d’une nuit d’hiver observent l’ondulation de deux corps nonchalants de plaisir, les draps qui se plissent, s’immiscent au creux de leurs reins.

6.

Le blanc pleure. Il est seul.

Chapitre III :

Définitivement cinglé.

1. La parole exhorte la pluie des dieux

Dans un petit village, des hommes noirs introduisent un homme blanc dans le cercle des voix. Des cris. Des pleurs. Des corps en proie à la transe.

2. Aie !

On me tient par les poignets. Mes membres écartelés guident les étoiles.
Leurs paroles aussi longues que l’humanité. Je m’offre à leur sacrifice. Les yeux des femmes vrillent mes reins, la fièvre du sexe, mon sperme percussion. Mon cœur au rythme du leur.
Ma peau s’assombrit. Mon cerveau s’éclaircit. Mes yeux sont clos par une cire étrange, cachet de superstitions. Mon esprit dénoyauté offert au chant de l’univers...

3. Téké

Un vieil homme, le visage fait d’un lit de sources. Le souffle cosmogonique de ses mots chante la venue des dieux dans le corps de Fâ.
La tribu se prosterne devant la parole qu’enveloppe l’ombre du silence.

-  L’homme blanc d’écailles fait corps avec le serpent Diambo. ( Silence ). Frères, chevauchez son esprit ! Le vieil homme, la nuit qu’écarquille ses yeux pourpres, étire son cou, cambre son dos, les jambes frénétiques.

-  Tiens bon, fils !

4. La tortue franchit les fleuves profonds

Kamanda sent la souffrance de son peuple. Un homme blanc en proie au démon. Son cœur écoute celui de Téké renverser la forêt, irradier le rythme de ses battements cardiaques à chacun des membres du clan. Un enfant écoute une étoile. Une femme, sa mère peut-être, entend le sacrifice des eaux profondes où pullulent les cauchemars de l’enfant. Un jeune homme serre la petite main dans son poing énorme. Un vieillard retrouve l’ouïe dans les gestes de Téké. Une tortue pleure en silence.

5.

Mon père tirait une charrette pleine d’objets épars, une caverne d’Ali Baba à ciel ouvert, un trésor de pacotille constitué de chiffons plus dignes que les apprêts d’une reine, une montagne de jouets brisés et de planches de bois.
Aujourd’hui, je vous revois défiler dans ma chambre d’enfant, dans la forêt de mes rêves. Le vent chante dans les arbres mes cris éplorés d’enfant.

6.

La lune pleine de ressentiments.

7.

Kamanda, Téké, les hommes, les femmes, les enfants, observent miroiter la folie autour du corps de l’homme blanc. Les esprits se chargent d’électricité. Le corps blanc se sépare du reste. Dans un vagissement, les lumières s’éteignent...

8.

...pour illuminer d’autres cieux ?

Epilogue

Aujourd’hui, je suis un Africain égaré sur les bords du grand Nancy.
Dans les brumes lointaines et matutinales de mon esprit, j’observe les silhouettes de mon enfance se tordre aux abords de la ville.
Le jour qu’étire l’attente !
Qu’une nuit pleine vienne à ma rencontre ! De rires, de mets simples et de boissons chaleureuses. Sur la place du grand Congo, je danse de mon corps désarticulé, chante l’Afrique, le chant des palétuviers. Et les corps que porte la nuit, l’autel de nos espérances, le signe de la magie retrouvée.

Quelques battements d’ailes vers le Sud, des nègres dansent. Kamanda, esseulé, voit l’ombre fuligineuse de son avenir s’épancher dans le jeu d’ombre tardif de la forêt. Les fleuves parlent tout bas.

 


Philippe Krebs

Né à Metz, Philippe a grandi avec son père (fondateur du centre Emmaüs de Forbach) dans une ambiance de soupe populaire. Il a en a gardé le sens des relations humaines et un profond respect de la différence. Éditeur de livres et revues d’art pendant dix ans , co-organisateur d’un festival nomade de performances poétiques (Teranova). Un temps spécialiste du groupe Panique (Topor, Arrabal et Jodorowsky). Acrobate professionnel pendant dix autres décennies, il décide en 2014, de remettre le bleu de chauffe pour aller peindre sur les routes, dans des sites abandonnés, mais aussi dans son atelier lyonnais, ainsi qu’un peu partout dans le monde (Europe, Afrique, Asie).

 




 

 

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