Une nouvelle de Jean-Marc Agrati
Zéro humain
extraite du recueil de 24 nouvelles intitulé "Le Chien a des choses à dire "


par Jean-Marc Agrati,    

 

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On foutait que dalle
Zéro humain


 

Le soldat Boris nous faisait des signes. Planté là-bas, il ondulait comme une algue, ça ne voulait rien dire. Le Capitaine, lui, il moulinait du bras. Il rameutait les troupes en vociférant comme un diable, et les gars s’engouffraient dans les fourgons. Les enfants autour n’en perdaient pas une miette. Une fille avec un châle multicolore et de grands yeux gris m’a fait un gentil coucou. Le dernier fourgon était presque plein. Et le soldat Boris n’en finissait pas de faire des signes.
-  Attendez, Capitaine... j’ai dit.
-  Faut évacuer ! Merde ! Et plus vite que ça !
-  ...le soldat Boris... il ne bouge pas... il reste là-bas, debout... il nous fait des signes... il y a sans doute quelque chose à voir... c’est bizarre...
-  Ce qui est bizarre, c’est qu’il ne se dépêche pas ! Merde ! On part ! Le pourrissage a commencé ! Il est où, l’indien ?
Je l’ai montré du doigt. Le Capitaine est devenu pâle.
-  Il fait des gestes, j’ai dit... gracieux... comme dans une représentation à la con... et il se gratte la jambe... c’est quoi cette affaire ?
Le Capitaine a caché son visage dans ses mains. J’ai enfin compris.
-  Oh bon Dieu ! j’ai dit, il est sur une mine ! Il ne peut pas lever le pied !
J’ai continué de dire bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu. Le Capitaine a explosé :
-  Putain merde ! Mais qu’est-ce qu’il fout là-bas ? Pourquoi il se promène comme ça, le soldat Boris ? Hein ! Monsieur le drôle aime prendre de la hauteur ? ...après les opérations ? Ça doit être ça... la poésie des décombres... Eh bien voilà...
-  Capitaine, j’ai dit, on ne peut pas...
-  Merde ! Lieutenant ! Arrêtez votre caca pitoyable et regardez autour de vous ! Le pourrissage a commencé ! Zone Zéro Humain ! Vous comprenez ça ? On a des hommes à ramener et des rebelles au cul ! Pas une seconde... vous m’entendez ? Pas une seconde !
Je me suis senti piégé. Complètement coincé entre le soldat Boris et le Capitaine. Les ponts et les immeubles s’effondraient. Des drones survolaient la zone et larguaient des mines dans les décombres. Les yeux rougis, le Capitaine m’a montré le fourgon pour que je monte. Et il a disparu.
L’explosion m’a assourdi. J’étais à terre. J’ai retrouvé pas mal du Capitaine sur moi. Mon ventre ouvert dégoulinait. Ça canardait de partout, mais les tirs se raréfiaient. Je crois bien qu’on était foutus. Là-bas, il y avait un nuage blanc à la place du soldat Boris.

J’ai repris connaissance sous son châle multicolore, au fond d’une barque. J’avais envie de gueuler contre ce foutu ventre, mais elle a posé sa main sur ma bouche. Mes deux gardiens m’ont fait les signes les plus impératifs pour que je la ferme. Ils étaient jeunes, ils tenaient leur kalach posée sur les genoux, je ne sais même pas s’ils avaient du poil au sexe. Un troisième godillait avec des gestes amples et lents, comme s’il remuait une sauce délicieuse. On longeait la côte détruite.
La fille avait les yeux d’un gris si clair, si lumineux, que j’en oubliais la douleur. Un bel oiseau de mer a tournoyé au-dessus de nous. Il a lâché son coquillage pour qu’il se fracasse sur la barque.
L’équipage a regardé ce petit événement comme le malheur incarné. Le godilleur s’est arrêté de godiller. Et j’ai perçu le petit moteur de la torpille qui fonçait sur nous.
Le godilleur est retombé en pluie. Il y a eu le fracas du plongeon, la fraîcheur de l’eau et le frottement des petites bulles. Et toutes ces ombres lisses et grises qui glissaient autour de nous. Il y en avait tellement que j’ai eu peur d’en toucher une par mégarde. Les cris noyés de mes gardiens me sont parvenus. Les requins s’accrochaient par grappes à leur ventre, leurs jambes et leur poitrine. Ils festoyaient violemment, se tortillant pour mieux arracher leurs morceaux. La fille multicolore tenait ma cheville. Elle l’a serrée jusqu’à y incruster ses ongles, puis elle a lâché prise. J’ai dérivé. Un coquillage qui tombait du ciel. Ça tenait quand même à peu de choses, le repas de toutes ces ombres.

-  C’est qui celui-là ?
La voix masculine venait d’un chien énorme penché sur moi. Un autre chien dans le genre femme l’a rejoint.
-  Force internationale, elle a dit, regarde les rangers.
-  Oh... tu sais... les rangers...
Sous sa gueule de vieux chien-loup, le menton de l’homme était sceptique. De grosses boucles Rasta pendaient de part et d’autre du masque. Une main de femme, dissimulée par une large patte d’épagneul désossée, a soulevé un pan de ma chemise.
-  Il est drôlement abîmé, elle a dit, il s’est traîné sur les récifs.
-  Oh, toi ! Tu m’entends ? D’où tu viens ? a dit l’homme en secouant mon épaule.
-  Je sais pas, j’ai dit... de l’autre côté... il y avait des combats. Ils ont rigolé.
-  Des combats, il y en a partout ! a dit la femme.
Puis ils n’ont plus rigolé. Un drone s’est stabilisé au-dessus de nous.
-  Bouge pas, a chuchoté l’homme-chien, t’es un putain de mort, t’as compris ?
La machine braquait sa caméra sur nous. La chienne-femme a soulevé de son museau ma chemise pour flairer la déchirure.
-  Lèche, a chuchoté l’homme, pendant qu’il faisait mine de mordre ma gorge.
-  C’est pas ragoûtant, a dit la femme.
Elle m’a quand même léché le nombril. Ça me chatouillait, mais j’ai tenu bon. Le drone a repris de la hauteur.
-  Le déguisement... j’ai dit.
-  Eh oui, a dit l’homme... zone interdite... pas d’homme... mais les drones tolèrent les chiens, les animaux... normal... ils n’en finiraient pas.

Jfox et Jacobine vivaient dans les ruines d’une baraque, au bord de la mer. Ils partageaient une pièce avec une chèvre, Évelyne, deux chevreaux, Bastian et Raphaël et Arthur, le chien. Du fromage séchait un peu partout. Un carré de mousse par terre, deux sacs à dos dans un coin et c’est tout. Une débauche de couleurs venaient contredire tout ça. Bouddhas oranges, Christs jaunes, Krishnas bleus et Ganeshs rouges se disputaient les murs.
-  Putain, j’ai dit, vous en avez trouvé, un coin !
-  C’est moi qui fais ça, a dit Jacobine.
-  Ah ! c’est toi !
-  Eh oui.
Elle a enlevé ses oripeaux de chienne, elle était pas mal.
-  Ça doit vous casser le dos, j’ai dit... se promener courbé... comme vous faites.
-  C’est une habitude, qu’elle a dit en sortant une trousse de soin.

Elle a exposé fièrement le résultat de l’opération : un éclat d’obus, des grains de sable, des brins de coraux et deux phalanges d’un doigt. Sans doute l’index. Ça venait du Capitaine. On a bien ri. Le dîner a été une vraie fête. Pinard, fromage et galette maison. Je leur ai raconté mon histoire.
-  ...et en plus, tu t’es labouré sur les coraux, elle a dit, et le corail c’est mauvais, ça repousse dans les plaies. C’est un miracle que tu sois encore en vie.
-  Le miracle, j’ai dit, c’est de tomber sur vous. Qu’est-ce que vous faites dans une contrée pareille ? ! Zéro humain !
-  On lutte, elle a dit.
-  Vous luttez contre quoi ? Vous échappez aux drones en vous déguisant en chien...
-  On représente l’humanité, a dit Jfox, dans cette putain de dead zone... désertée, justement, par l’humanité. On résiste.
Elle a précisé :
-  On l’éclaire de notre conscience. C’est le rôle de l’homme.
Je n’ai rien dit. Le gros Ganesh rouge jouait de la flûte sur un mur. Elle roulait un pétard. Elle m’a filé la première taffe.
-  T’auras moins mal, elle a dit.
J’ai fumé le joint. La chèvre me léchait les pieds.
-  Vous êtes nombreux ? j’ai dit.
-  On est deux, a dit Jfox.
Ils ont rigolé, ils étaient gentils. J’ai aspiré ma deuxième taffe.
-  Et pourtant, il a dit, faut pas réduire ça... à une initiative personnelle à la con, si tu vois ce que je veux dire.
-  La contribution est modeste, elle a dit...
-  ...mais on y est, il a dit... l’homme quoi... debout sur ce bout de terre.
-  Ah... c’est cosmique, j’ai dit.
Il a hésité.
-  Ouais... en quelque sorte...
Il réfléchissait. J’ai repensé au soldat Boris dans son nuage blanc. Et il a ajouté :
-  ...mais c’est concret. On lutte contre l’infâme.
-  L’infâme ?
-  Oui... parce que, tu comprends, il faut y être... dans l’endroit désolé... dans le dernier des endroits, pour être sûr que rien d’infâme ne s’y trame.
Jacobine pompait à mort sur le joint. La chèvre a bêlé en tapant du sabot, les chevreaux ont dansé et Arthur a aboyé une longue modulation que je n’ai pas comprise. Pourtant, il s’adressait à moi. Ganesch le rouge tremblait. Et moi aussi, je tremblais.
-  C’est rien, a dit Jfox, c’est le shit.
-  Ça y est, tu marches, elle a dit.
-  Ouais. C’est pas mal. Je n’ai plus de fièvre.
-  Regarde ce que je t’ai fait, elle a dit.
Elle m’avait taillé un beau costume de chien, un truc dans le genre berger des Pyrénées.
-  Putain... faut mettre ça... sous cette chaleur...
-  Eh oui.
Et après un silence :
-  Tu sais, tu peux rester si tu veux.
-  Merci, non...
-  Tu retournes chez toi ?
J’ai fait une moue évasive. Je m’étais posé cette question un paquet de fois, et je n’avais toujours pas répondu. Jfox nous a rejoint.
-  Voilà ton barda, il a dit. Tu as deux jours d’eau. Pour sortir de la zone, tu vas plein Nord. Voilà une carte de quand ça existait.
-  Et maintenant, tu mets ta peau, elle a dit.
-  Ah putain... fait chier...
Ils se marraient.
-  Et courbe-toi ! qu’elle a dit en tapant ma tête.
Il m’a donné un bâton.
-  T’en laisses pas imposer par les chiens. Le caillou et le bâton, OK ? Et quand tu veux dormir, trouve toujours un étage et une porte. Là, t’es tranquille. Rappelle-toi : un étage et une porte.
Arthur était dans mes pattes, il voulait être du voyage.
-  Il t’a à la bonne, a dit Jfox.

C’était un beau cadeau, Arthur. Dans cette désolation, il me renvoyait mes regards, il répondait à mes appels, il avait toujours l’air content et je pouvais lui parler. On s’est arrêtés à un croisement.
-  Le chien, j’ai dit, tu crois que c’est par là ?
Il a regardé, il ne savait pas trop. J’ai vérifié sur la carte, oui, c’était par là.
-  Viens, le chien, j’ai dit.
Il venait, mais il a reniflé une merde. Et il a stoppé net. Il grondait, il reniflait, puis il grondait à nouveau. Et il a carrément aboyé. Il engueulait la merde.
-  Oh... j’ai dit, c’est qu’une merde ! une petite merde marron-rouge ! Il ne peut pas être bien gros, l’animal qui a posé ça !
Mais mon compagnon aboyait rageusement, à faire peur.
-  Le chien ! j’ai dit, c’est quoi que tu nous fais là ? Allez ! On y va !
J’ai marché, pensant qu’il me suivrait. Mais non, il ne me suivait pas.
-  Viens le chien, j’ai dit.
Il me fixait avec un air surpris, sans bouger d’un iota devant cette crotte à la con. J’ai continué, redoutant déjà de perdre sa compagnie. Je me suis retourné, il était toujours là, à guetter mon retour. Et je me suis enfoncé dans le quartier résidentiel, aux rues bordées d’affreuses maisons vides, charcutées par les balles, noircies par les flammes. Je me suis retourné. Mon bon vieux compagnon de route avait disparu. J’ai crié une dernière fois :
-  Le chien !
Ce n’était qu’un cri ridicule dans ce quartier détruit. Et alors que je reprenais mon chemin, j’ai vu, à une dizaine de pas en face de moi, un putain de chien rose. J’ai cligné des yeux. L’incroyable couleur persistait. Il me fixait, aussi intrigué que moi. J’ai fait trois pas pour paraître décidé. Il s’est avancé dans la même proportion. Je l’ai examiné à l’abri de ma gueule de chien, la main crispée sur mon bâton. Sa peau plissée, trop grande pour lui, retombait sur ses pattes comme de mauvaises chaussettes. Sa tête renfrognée évoquait le boxer, mais il avait des yeux en amandes, larges et bleus. Sa gueule était plutôt un trou en bas de la tête, caché dans les pliures de la peau. À la manière des cochons, son poil rare, presque translucide, laissait voir une peau toute rose. J’ai pensé à toutes sortes de maladies, à des bains d’acide ou à des saloperies bactériologiques. Ça m’a soulevé le cœur, et il a dû le voir, parce qu’il a aboyé. Mais qu’aboyait-il ?
Un son jamais sorti de gorge de chien ! une modulation aiguë, limpide, une vocalise perçante ! J’ai suffoqué sous mon masque de berger des Pyrénées. Mon bâton à deux mains, je me suis avancé pour faire taire le cabot. Mais je l’ai lâché tout de suite, quand j’ai entendu, tout autour de moi, un vaste piétinement accompagné d’un concert de hurlements à réveiller la ville.
Chaque maison, chaque croisement, chaque fossé vomissait des dizaines, des centaines, d’innombrables bestioles roses parfaitement identiques. Elles fonçaient sur moi gueules ouvertes. J’allais être submergé et dévoré dans une petite seconde. Instinctivement, j’ai arraché ma peau de chien par l’échine, je l’ai brandie comme un trophée et j’ai levé les yeux au ciel.
Ce geste a eu un résultat inattendu. Tous les chiens ont stoppé leurs courses, les uns dérapant, tombant et emportant les autres qui ont roulé jusqu’à mes pieds. La masse grouillante de corps roses avait parfaitement recouvert le goudron autour de moi. Le concert assourdissant et le pullulement de ces corps identiques ont eu raison de mes nerfs. J’ai crié :
-  STOP, MERDE ! FOUTUS CABOTS !
Et, en dépit du bon sens, j’ai shooté comme un dératé, dans le tas de chiens gémissants.
Et tous les chiens se sont tus. D’un coup. On entendait le vent. Ils ont élargi le cercle à mes pieds, et ils se sont assis ! Tournés vers moi ! Tous autant qu’ils étaient !
-  Ça alors, j’ai dit.
J’ai eu un geste d’impuissance. J’ai lancé mes bras ballants sur les côtés et je les ai laissé retomber. Les mains ont claqué sur les cuisses. Tous les chiens se sont agités, chacun y allant de sa voyelle. Et ils se sont grattés, comme si une puce les mordait tous, au même moment et au même endroit. Mais non, ils ne se grattaient pas ! Ils frappaient leur cuisse de leur patte avant ! Du moins tentaient-ils ! Certains de la droite, d’autres de la gauche, d’autres enfin combinaient les mouvements des deux pattes avec plus ou moins de bonheur ! Ils m’imitaient ! J’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai sauté sur moi-même en faisant des petits moulinets des mains, des pieds et de la tête. Un truc très difficile à reproduire. Et dans une liesse animale, massive, toutes les peluches roses ont sauté en agitant leurs pattes et en secouant la tête à qui mieux mieux, essayant et réessayant, encore et encore. J’ai ri de la trouvaille, j’ai ri à m’asseoir et à me tenir les côtes, et les roquets roses en ont profité pour pousser des hou hou hou redoublés, en se roulant à terre et en essayant, tant bien que mal, de se tenir les côtes.
Un reste de rire mécanique a réveillé la douleur dans mon ventre, sans que je puisse le réprimer. Il s’aggravait d’autant plus que toute la compagnie repoussante tressautait au rythme de mes spasmes. Mais l’absurdité, l’écœurement, la solitude et la soif se sont combinés à nouveau. Mon vieux fond de cafard reprenait le dessus. Je me suis dit que dans ce pays de cauchemar, où la mort voulait à tout prix que je fasse quelques pas de plus, la seule chose que j’avais à faire, eh bien, c’était de marcher. Et de trouver de l’eau.
Mais toutes ces peluches... aussi écœurantes soient-elles, elle devaient bien boire quelque part ! J’ai sorti ma dernière bouteille et j’ai bu le restant de l’eau. Ça n’a pas manqué. Ils ont tous tiré leurs langues roses et aboyé de cette façon bizarre et chantante. D’un mouvement concerté, ils ont pris un chemin qui quittait la route. Je les ai suivis. Ils marchaient autour de moi, se disputant pour être dans mes pieds et me renifler un peu. Derrière toutes les pliures affreuses de leurs trognes, je devinais leur bonheur. J’avais gagné un bon millier de compagnons. Et pas seulement un millier, car au fur et à mesure qu’on approchait de leur repaire, de nouveaux venus en tous points semblables venaient grossir leurs rangs. Aussi loin que portait mon regard, je trouvais une petite tache rose qui accourait.

J’ai franchi les grilles d’une belle villa, comme on arrive victorieux aux marches du Sénat. L’immense foule de trognes roses me communiquait sa liesse. Tous jappaient et sautaient. La porte s’est ouverte. Je suis rentré. Les chiens roses se pressaient dans mes pattes, mais une voix masculine a dit :
-  Les Doudou, ça suffit... non, les Doudou, on reste dehors...
C’était un robot ménager, dans le genre chariot, un truc pas bien pratique.
-  Bonjour Monsieur, il a dit. Le docteur va vous recevoir. Il termine son thé.
Quelqu’un ici ! Invraisemblable ! En pleine zone sinistrée !
-  Voulez-vous une boisson ? Un digestif ?
Un digestif, à cette heure... vraiment, elle déconnait, la bécane.
-  De l’eau, s’il vous plaît, j’ai dit.
-  Pétillante ? Plate ? Froide ? À température ambiante ou franchement glacée ?
-  Ce qu’il y a...
-  Il y a tout.
-  Eh bien... plate et... franchement glacée.
Il était un peu limité, mais il m’a servi un grand verre d’eau glacée qui était le bonheur même. Je me suis vautré dans le canapé. Il y avait une télé. J’ai regardé les reportages de guerre avec les bandeaux des valeurs boursières qui défilaient dessous.
-  Le docteur, j’ai dit, il termine toujours son thé ?
-  Il n’a pas terminé son thé.
Bon. J’ai patienté avec Highlander. Christophe Lambert poursuivait Ben Laden qui, en fait, était lui-même un Highlander. Un immortel qui se trimballe au travers des âges. C’est lui qui avait décapité Hitler dans son blockhaus, pompant ainsi sa force. Car Hitler aussi était un Highlander. Je me suis tapé le combat des immortels. Christophe Lambert s’en sortait pas mal. Puis j’ai dit au chariot :
-  Ça fait quand même une heure qu’il prend son thé. Annoncez-moi !
-  Le docteur ne veut pas qu’on le dérange quand il prend son thé.
-  Annoncez-moi vous dis-je, je suis une connaissance. Il vous en voudra de m’avoir fait attendre.
Cette putain de petite machine n’a rien dit pendant quelques secondes.
-  On vous a annoncé. Mais le docteur n’a rien précisé.
-  Indiquez-moi le chemin.
-  S’il n’a rien dit, Monsieur, c’est qu’il ne désire pas vous voir.
Il commençait à me faire drôlement chier, le chariot.
-  Ah putain merde ! je te dis qu’il m’attend !
-  Il n’a rien dit de tel, Monsieur. Le docteur est très précis d’ordinaire.
-  Bon Dieu ! On peut être précis pour certaines choses et pas pour d’autres ! On peut être sûr que tu le fais drôlement chier, le docteur !
-  Le docteur n’a rien dit de tel.
-  Ah putain ! Eh bien moi, je te le dis !
Je me suis dirigé vers les escaliers.
-  Monsieur ! Monsieur !
C’est pas un chariot ménager qui allait me la faire. Je l’ai renversé d’un coup de pied. Il a fait retenir une alarme stridente. La porte s’est ouverte et quelques dizaines de Doudou roses se sont engouffrés. J’ai grimpé l’escalier à toute allure pour accéder à un vestibule. Ça ne pouvait être que là.
J’ai refermé la porte sur la truffe de quelques-unes de ces affreuses bestioles. Une grosse mouche bleue est sortie de derrière le rideau. Une petite boule qui volait là lui a décoché un rayon rouge. Ça l’a envoyée au tapis. Elle fumait encore, quand un robot ménager l’a aspirée. Mais le tueur d’insectes n’avait pas terminé son boulot. Il était même sacrément débordé. Des mouches, il en sortait de tous les coins. Et le docteur trônait, parmi les insectes. Les vers tombaient de son nez. Le chariot ménager vaporisait des cochonneries, dans le genre brise marine ou fruit exotique, pour combattre l’odeur d’ammoniac.
-  Avez-vous terminé votre thé ? a demandé le robot ménager en aspirant une mouche sur son bureau.
La main pourrie du docteur serrait sa blouse blanche, tachée de dégoulinades. Il avait la tête rejetée en arrière et un rictus, comme s’il cherchait à respirer. Il avait dû se faire une attaque foudroyante. Le chariot a aspiré çà et là quelques insectes, en demandant à nouveau :
-  Avez-vous terminé votre thé ?
Le foutu chariot bouclait.
-  Le docteur est mort ! j’ai dit.
-  Le docteur n’a pas fini de prendre son thé.
-  Mais il est mort.
-  Mort n’est pas un attribut possible pour le docteur. Le docteur vit.
-  Mais les choses changent. Le docteur est mort. Il s’est tapé une attaque !
-  Le docteur n’a pas été attaqué. Il n’est pas mort. Il vit, et il n’a pas terminé son thé. Et vous l’importunez.
Le pauvre vieux... C’était pitoyable de finir entouré de gadgets débiles. Enfin... peut-être pas finalement... Ça m’a fait rire. Je me suis approché du cadavre et je lui ai crié à la gueule :
-  Docteur, est-ce que je vous importune ?
La petite machine moulinait.
-  Tu vois bien qu’il ne répond pas, j’ai dit. Ça ne te semble pas bizarre ?
-  Le docteur boit toujours son thé en silence. Et il n’a pas terminé son thé. Donc il ne parle pas.
-  Pas mal, j’ai dit.
-  Avez-vous terminé votre thé, docteur ?
J’ai laissé le chariot dans sa boucle. Il y avait un ordinateur éteint sur le bureau. J’ai effleuré l’écran, et il s’est allumé. Une fille pas mal cochonne était allongée sur un canapé. Elle a soulevé sa jupe, elle n’avait pas de culotte. Et les lèvres de son sexe ont remué.
-  Alors, mon chou... tu l’as terminé, ton thé ?
Ça m’a fait drôlement rire. C’était un coquin, ce docteur. Puis j’ai entendu un foutu bourdonnement qui venait de dessous le bureau. J’ai dégagé le fauteuil. L’autre main pourrie du docteur était crispée au beau milieu de son pantalon défait ! ...noyée dans un essaim de mouches bleues avec tout ce qu’il restait de sa bite ! Il s’était foutu sa crampe tout seul, le docteur !
Les mouches dérangées dans leur festin ont tourbillonné salement dans la pièce. La petite boule tirait à volonté là-dedans, comme une lune noire dérisoire. J’ai poussé le fauteuil jusque dans les chiottes, et j’ai enfermé le coquin avec un bon paquet de mouches.
-  Avez-vous terminé votre thé, docteur ? a demandé le chariot.
-  Oh, ça suffit ! j’ai dit.
Je lui ai jeté la tasse de thé à la gueule. Il a aspiré les morceaux en disant :
-  Merci docteur.
Foutu programme à la con. Et il s’est cassé. J’ai pris le fauteuil de l’invité pour m’installer au bureau.
Et j’ai réalisé ma chance. Un téléphone-satellite me tendait les bras ! J’ai décroché, ça marchait, j’étais sauvé ! Je pouvais joindre n’importe qui dans le monde ! Mais la petite animation sympatique ne m’a pas lâché : - ...fini le thé... tu veux superviser... hein ! mon chou ! ...l’avancement du programme Teddy ?
J’ai raccroché. Ça pouvait bien attendre une minute. Elle était quand même sympa, cette animation.
-  Le programme Teddy ?
-  Une réussite... nous avons eu... bien sûr... d’inévitables complications... lors de la mise au point. Mais le quatorzième prototype... est une réussite ! Votre thé est fini... voulez-vous, docteur... superviser le programme ? Il entre dans sa phase... terminale. Des écrans japonais ont coulissé, révélant un ascenseur. Il était trop fort, ce docteur.
-  Ah oui, j’ai dit, ça marche ! On supervise le programme !
Je suis rentré dans la cabine, une sorte de cloche en verre. L’image de la fille s’est projetée tout autour de moi. Elle a cligné un œil qui s’est aussitôt transformé en sexe pour me dire : - Et ce thé... était-il bon ? ...d’inévitables complications... Teddy onze était très intelligent... mais trop méfiant... refusait de passer les tests... ne mangeait pas, ne buvait pas... ne rentrait pas dans les labyrinthes... mort d’inanition... eh oui, docteur, compromis action-contemplation... Au fur et à mesure qu’on descendait, je découvrais les laboratoires d’une gigantesque usine en verre. Les Doudou s’organisaient en séries, depuis les éprouvettes, jusqu’à ceux qui faisaient toutes sortes d’exercices sur des ballons, devant des écrans ou dans des machines. Trois étages leurs étaient dédiés. Une véritable usine génétique, doublée d’un pensionnat, entièrement automatique. À la place des yeux et de la bouche, mon hôtesse avait maintenant trois sexes en travers du visage. Ils mêlaient leurs voix :
-  ...Teddy douze... trop agressif... a réussi tous les tests individuels... mais aucune intelligence collective... se bat tout de suite... délire meurtrier... intelligence collective ? ...ou individuelle ? Grande question ! Complications inévitables...
Elle s’est retournée, et son anus a poursuivi :
-  ...reparti de Teddy huit... pour créer Teddy quatorze... parfait... tous les objectifs sont atteints... vous supervisez... Teddy quatorze... une réussite éblouissante... incroyablement plus performant... duplication lancée, phase terminale enclenchée... que vous supervisez... votre thé, était-il bon ? Plus on descendait, plus l’usine était transparente et moderne. Je ne voyais plus les Doudou.
-  On s’en fout du thé. Où est le Teddy ?
-  ...va remplacer le Doudou... devra s’imposer... une destruction des Doudou... est inévitable... décider de la date et de l’heure et de l’heure du thé... nous arrivons... à l’étage des Teddy.
La cloche de verre s’est détachée de l’ascenseur, pour glisser dans les couleurs transparents. Mon accompagnatrice s’est transformée en Jean-Paul II, en s’exclamant d’une voix chevrotante :
-  In nomine... embarquement immédiat !
Le pape a toussé en s’appuyant sur sa crosse. Et il a ajouté :
-  Ne vous inquiétez pas, docteur... j’ai tout ce qu’il faut... en dessous. Il s’est baissé, ses os ont craqué, et il a retroussé ses habits blancs pour découvrir le corps pulpeux de mon accompagnatrice. Puis je l’ai retrouvée allongée dans son canapé, en train de se godifier avec la crosse du pape. Un sexe pressé a couru sur son corps comme un insecte, en commentant :
-  Patres et filii... Teddy quatorze... ne boit pas de thé... une vraie réussite... in nomine... endurant, intelligent, collectif... avec une bonne puissance de mâchoires...
Les portes coulissantes se sont ouvertes, puis refermées derrière moi. Il n’y avait plus que la cloche de verre qui me séparait de Teddy. La bestiole gris-rose, plus imposante qu’un Doudou, avait comme un visage de bébé écrasé en guise de tête. Et des yeux larges... des yeux d’hommes ! Plus grands encore que ceux de l’homme ! Sur la paroi en verre, il a posé ses pattes griffues, aussi détaillées que des mains d’homme, mais munies des coussinets propres aux chiens. Le visage de mon accompagnatrice s’est incrusté en minuscule sur son clitoris.
-  N’est-il pas mignon ? a-t-elle dit.
-  Il est horrible, j’ai dit.
-  À souhait, a chuchoté le sexe.
-  C’est pas lui, a dit Teddy.
J’ai eu peur. J’ai crié en reculant le plus loin possible dans ma papamobile.
-  Ah ! vilain toutou ! arrête de dire... des méchancetés au docteur... il a fini son thé... et c’est une réussite... in nomine...
-  C’est pas le docteur ! a dit Teddy, tu délires complètement !
Elle s’est transformée en sexe immense qui gueulait depuis ses profondeurs rouges :
-  Patres de patres ! ça suffit ! non mais... docteur... voulez-vous du thé ?... c’est éblouissant, n’est-ce pas ?... j’ouvre au toutou ?
-  Ah non ! j’ai dit, n’ouvre pas !
Un Teddy, puis un autre, puis encore un autre sont entrés dans la pièce. J’ai gueulé en frappant la cloche de verre dans tous les sens :
-  En haut ! Je veux du thé en haut ! On remonte !
Les Teddy ont été pris d’un tremblement. Ils éternuaient, mais non, ils n’éternuaient pas. C’était bien le rire qui les secouait et qui se propageait de Teddy en Teddy, dans les couloirs qu’ils remplissaient. Les lèvres fatiguées de mon accompagnatrice ont remué :
-  In nomine... tous les objectifs... sont des réussites... Earl Grey... Souchong... Orange Pekoe... j’ouvre au toutou ?

Le Chien a des choses à dire

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Crédit photographiques : Sébastien Fantini

 


Jean-Marc Agrati

Né en 1964, Jean-Marc Agrati vit et écrit à Paris. Ingénieur de formation, il a exercé divers métiers dans l’enseignement, dans l’aéronautique et dans l’informatique, en France ainsi qu’en Afrique où il a séjourné. Après un recueil de poésie (prix Paul Valéry en 1998) et divers projets d’écriture (contes, romans), il s’est orienté vers l’histoire courte.

Oeuvres publiées :

-  Le chien a des choses à dire, éd. Hermaphrodite.
-  Un éléphant fou furieux, éd. La Dragonne.
-  Ils m’ont mis une nouvelle bouche, éd. Hermaphrodite.

 




 

 

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