ESTHETIQUE DE L’ACCIDENT
Nao, de Romain Slocombe


par Sébastien Etievant,    

 

DANS LA MEME RUBRIQUE :

Cahier d’Ubiquité
V.I.T.R.I.Ø.L.
Grandes Espérances de Kathy Acker
Grand-Père de Jean-Louis Costes
Guillaume Dustan, paix à ton âme !
La Littérature à contre-nuit
Des nouvelles de Dieu...
Pierre Guyotat, « réaliste de l’imaginaire »
Attaques sur le chemin le soir dans la neige
ON VIT DRÔLE...
100 BONNES RAISONS DE "FAIRE" DE LA POÉSIE
Chier dans le cassetin aux apostrophes
VIOLETTE LEDUC : LA LAIDE INSPIREE
"Anti-Liban, un premier roman où se perdre en confiance"
ESTHETIQUE DE L’ACCIDENT
J’ai beaucoup souffert de ne pas avoir de mobylette
Tombés des mains du soleil
Quand les chiens parleront...
Au Nord de tes parents
D’un mausolée à l’autre
La fille ? Une bombe à retardement
Vaquette à un doigt du prix de Flore
"Je gagne toujours à la fin"
Bistro Bistro
Allah Superstar de Y.B
Trouée sonore
De ce dont on ne peut parler


 

Yasuo s’est foutu de ma gueule. « Elle parle belge, imbécile. J’ai déjà entendu du belge, sur le site d’un collectionneur de jouets anciens, à Lausanne. Ce doit être une étudiante coréenne qui vit en Belgique. »

Artiste polymorphe, Romain Slocombe, depuis la fin des années 70, s’attaque aussi bien à l’illustration et à la bande dessinée qu’à la photographie, à la vidéo ou au roman, avec pour leitmotiv constant sa fascination pour le Japon. C’est la facette littéraire de cette activité créatrice qu’il illustre en août 2004 avec Nao. L’héroïne éponyme de ce roman, jeune eurasienne de père français et de mère japonaise, est venue habiter à Paris. Dans cette galerie de portraits, Nao tient le rôle de fil conducteur : du docteur Laufenberg, kinésithérapeute parisien, à l’Otaku japonais en pleine détresse en passant par le psychanalyste et le serial killer, chaque personnage fantasme sur Nao, avec plus ou moins de perversion ou de mauvaise conscience selon les cas. L’univers que Slocombe a développé par le passé dans son œuvre graphique est justement un univers morbide, explorant son penchant fétichiste pour les pansements et les plâtres à travers des illustrations et des photographies qui mettent en scène de jeunes asiatiques convalescentes. La fraîcheur et la sensualité de ces personnages innocents, envahie et profanée par les compresses et autres accessoires médicaux avec lesquels posent ses modèles, devient dérangeante, étrangement fascinante.

-Cette image d’une jeune fille...attachée...cette image vous déplaisait-elle ? Ou, au contraire, vous sentiez vous...attirée ?

C’est cet univers, scénarisé et transcendé, que l’on retrouve dans Nao : notre jeune Eurasienne fantasme en effet sur le bondage. Son confident, le kiné Laufenberg, en vient très vite à fantasmer par procuration sur les rêves de sa patiente, au point de proposer sur un site Internet des vidéos voyeuristes de ses consultations troublantes avec notre héroïne, mettant ainsi en marche la chaîne du fantasme clinique qui lie entre eux tous les personnages. C’est bien la thématique de l’accident, de la coïncidence en tant qu’accident, que l’on retrouve ici. Seule différence, et non des moindres, alors que l’œuvre graphique de Slocombe propose le thème de l’accident et de la blessure en tant que convalescence, et donc en tant que message d’espoir presque rassurant, le roman, lui, nous dépeint l’accident comme une malédiction, non pas comme un passé en instance de réparation, mais plutôt comme une fin brutale, inéluctable. Le parcours par exemple du jeune Otaku Tokihiko, traumatisé par les sévices vécus dans le passé, et réfugié dans un monde virtuel et fantasmagorique, est celui d’un martyr, qui, plutôt se remettre de ses blessures, s’enfonce dans une spirale de décadence, d’autodépréciation et de psychose sans espoir de guérison. Pour Tokihiko comme pour Nao, c’est dans le traumatisme infantile qui réside l’accident, mais c’est un accident dont on ne se remet pas, qui fait de la vie non pas seulement un parcours un peu accidenté, mais bien une gigantesque coïncidence malheureuse, qui tiendrai de la farce si elle n’était pas tout simplement écueil, drame, chute programmée. Si Nao fuit mentalement son pays et les souvenirs d’enfance douloureux qu’il évoque, c’est pour mieux y retourner par la force des choses. C’est l’archétype de la victime qui va au devant de son bourreau, et retombe toujours dans la gueule du loup dans l’innocence la plus totale, puisque c’est son destin, puisque la configuration de son inconscient ne lui offre aucune alternative. Comme si Romain Slocombe avait transposé son univers graphique en œuvre littéraire, mais à travers un miroir, nous en offrant au final plus un négatif qu’une extension.

Dans cette école privée, je me plaçais toujours au dernier rang de la classe. Parce que c’est à cette époque que j’ai pris conscience de ma mauvaise odeur.

Le style du roman fait parfois penser à une traduction de littérature japonaise, et on en vient vite à comparer cet ouvrage à ceux d’auteurs comme Murakami Ryu, non seulement au niveau du style, mais aussi du contenu et même de la structure du livre. A l’instar en effet des romans de Ryu, Nao est un livre-cauchemar, un livre qui s’affronte comme une névrose. Le ton naïf de certains narrateurs rend réaliste leurs pires perversions, leurs obsessions et jusqu’aux délires mystico apocalyptique totalement aberrants de Tokihiko, personnage clé, véritable clou du spectacle, prisonnier à la fois d’un émeto-phobie extrêmement handicapante, et d’une psychose paranoïaque fondée sur les arrières plans occulte du troisième Reich. La société japonaise, avant-garde de la société de consommation, et donc véritable laboratoire de la névrose et de la solitude, nous est ici présentée à travers ses admirateurs, mais aussi à travers les rejetons de son système scolaire élitiste et leur désarroi intérieur. Un roman ludique, surprenant, tout à fait agréable à lire, et qui propose cependant une vision très pessimiste de l’individu et de son destin, à la fois tordue et résignée, sage et perverse, en un mot totalement japonaise, délicieusement japonaise...

Sébastien ETIEVANT

Nao est paru en Aout 2004 aux Presses Universitaires de France

Entretien avec l’auteur sur Hermaphrodite.fr

 



Sébastien Etievant

Actuellement en fin de cursus d’école de commerce à Nancy, s’occupe des relations presse des éditions Hermaphrodite. En préparation : un roman, "les Autistes", tentative de définition d’un mode de vie nihiliste fondé sur le repli sur soi et l’abandon des relations causales, ainsi que "Clémentine et les idolâtres" (titre provisoire), receuil de névro-anticipation à vocation de critique sociale.

 




 

 

En Résumé Plan du Site Le Collectif La Rédaction Contact Catalogue Lettre d’Information
Textes & illustrations sous COPYRIGHT de leurs auteurs.