Le Défilé de Guillaume Dégé

par François Coadou,    

 

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De Guillaume Dégé, on connaissait le trait affûté, affilé, le goût du bizarre, ou mieux : le goût du panique, où le sens s’affole, s’envole du rapprochement ou du croisement, même, de l’organique et du mécanique, du spirituel et du matériel, du raffinement et de l’abaissement ; on connaissait la fécondité curieuse de ces mélanges, graphique comme sémantique, tantôt ludique, tantôt tragique, ou angoissante ; on en connaissait l’aura, l’étrangeté inquiétante...
Paraît, ce mois-ci, aux éditions Semiose, un nouveau livre : Le Défilé. Il prolonge ses précédentes préoccupations. Mais il ouvre, aussi, une nouvelle dimension, plus riche, sans doute, en ce que plus intime, de sa création.
Le Défilé présente, à la suite, quinze gravures du XVIIIe siècle : quinze gravures de mode ecclésiastique que l’auteur a retouchées, commentées.

Quinze gravures de mode ecclésiastique : il y a, ici, sans doute, quelque incongruité. Il y a quelque chose de frappant, de choquant, même, à découvrir la religion catholique, elle qui prêche le dénuement, la sainte pauvreté, la sainte humilité, elle qui prêche le renoncement, au monde, à ses avoirs, à ses pouvoirs, se parer, ici, de ces moires changeantes, de ces tissus abondants, luxuriants, de ces soies, de ces plis, où se niche le plaisir curieux, le désir anxieux - oui : il y a quelque chose de choquant, à la découvrir, elle, la religion, catholique, tout à la fois, se lovant, ici, dans la pose alanguie des princes et se dressant dans la majesté des rois.
Cette incongruité, le commentaire, dessiné, colorié, de Guillaume Dégé la souligne : la retouche la désigne en creux.
On retrouve, ici, un dispositif cher à l’auteur. Guillaume Dégé aime engendrer le décalage. Traditionnellement, celui-ci jaillit du rapprochement d’un titre - une légende - et d’un dessin, celui-ci n’illustrant pas celui-là, ni même ne le représentant, mais n’indiquant guère que le creux lui-même de leur incongruance, que cette insignifiance apparente où gît, en vérité, toute la richesse de leur signifiance. Mais le dispositif, ici, se trouve lui-même décalé. La faille du sens ne passe plus tant entre le titre et le dessin qu’entre la gravure originale, titre et dessin, et sa reprise : qu’entre sa première intention et sa présente réinterrogation. En ce décalage du décalage, le dispositif originaire, en conséquence, se dédouble, ou mieux : il se déplie ; il déploie, comme jamais, ses possibilités : critiques comme poétiques.
On trouve, ici, mis à nu ce curieux mélange du profane au sacré, qui singularise la religion catholique, sans doute, mais qui révèle, aussi, l’essence de toute religion - je veux dire : l’essence humaine de toute religion... Derrière, ou plutôt, ici, dessus le gris ecclésiastique, se dessine, en couleurs, la nature humaine, ses ambitions, ses désirs, ses plaisirs, ses interrogations, ses peurs.

Le Défilé, en ce sens, c’est, sans doute, un défilé de mode, oui, mais mieux encore, c’est une suite, à la mode du XVIIIe, une suite de danse où se dévoile, pas à pas, la théâtralité du siècle ; où se dévide, peu à peu, la frivolité, toute en apparence, de la nature humaine : sa nature un peu vaine, jusques au milieu de sa plus haute spiritualité, jusques au milieu du sacré...
Le Défilé, en ce sens, c’est aussi une danse macabre : c’est une danse de la mort - il y a de la mort qui rode, à chaque page, en ces gravures saturées de volonté de vivre mais trépassées, tout de même, vieillies, jaunies, fanées.
Comme l’a indiqué Leopardi, dans ses Operette morali, une fraternité ou plutôt : une gémellité secrète unit la mode à la mort, une gémellité qui inscrit celle-ci, de toute nécessité, dans celle-là. La mode passe aussi vite que le temps. Elle passe aussi vite que le temps mène à la mort. Chacun de ces pales fantômes, ici ravivé, en témoigne. Dans l’effort finalement sans effet de chacun de ceux-ci vers les richesses, la gloire, dans l’effort sans effet, inexorablement, vers la fixité se révèle le dérisoire de la lutte contre le temps... De toute façon : passe le temps, le temps passe...
Le Défilé, en conséquence, se présente comme une méditation, non pas au sens théologique, mais plutôt au sens philosophique. Une méditation à propos de la vanité humaine... De ce qui en fait notre faiblesse. Mais de ce qui en fait aussi toute notre grâce...
Chaque instant qui passe, après tout, chaque instant qui rapproche de la mort gagne, grâce à elle, une gravité unique qui le change en une chance : une chance elle-même unique... La mort seule, assumée, défiée de face, donne, après tout, sens à la vie - au faire...
Aussi, Le Défilé de Guillaume Dégé ne juge pas : nul anathème, ici, nulle satire, nul blasphème. Au contraire : une caresse... En ce décalage, en ce jeu assumé de nous à nous que le pinceau ici révèle, que le pinceau, ici, laisse apparaître, Guillaume Dégé, comme apaisé, comme amusé, même, dessine nos fêlures, ce matériau précieux de nos existences. Il ouvre, sous nos yeux, le creux où se répète, comme en écho, sous une voûte - la page - le son de nos fragilités, le son de nos faillibilités, humaines tant humaines, le creux, la douce vanité, où se niche, alanguie, toute la poésie.

Guillaume Dégé (1967) interroge la lettre et l’image au sein d’une pratique de dessinateur qu’il est convenu d’appeler illustrative. Mais son inconvenance l’a poussé à pervertir les lois de l’illustration par sa connaissance du livre et sa curiosité pour l’écrit. Éditeur de livres peu communs en créant les Éditions des Quatre Mers, auteur au Seuil, il dessine régulièrement pour les quotidiens Le Monde et Libération. Il était inscrit dans son nom qu’il réalisat un abécédaire. Voilà qui est fait avec ABCDégé où affleurent les impossibilités humaines les plus acrobatiques.

Des hommes et des femmes d’église se suivent, enrobés d’un mysticisme torride. Avec une habileté perverse, G. Dégé les manipule, les retourne ; l’actualisation de ces gravures tient lieu de commentaire.

Le défilé
32 pages - couleur - coédition : Le Bief, Ambert
22 x 15 cm
1000 exemplaires
19 euros
isbn : 2-915199-09-4

 


François Coadou

François Coadou est Philosophe. Il enseigne l’Histoire de l’Art à l’École Supérieure d’Art de Toulon-Provence-Méditerranée. Il est l’auteur de textes consacrés à la littérature, à la musique et aux arts plastiques, textes où se croisent, de manière récurrente, les thèmes de l’art, du religieux et du politique. Dernières publications : L’inquiétude de la matière Bruno Schulz (Semiose, 2007), Le Livre des Taxes (Semiose, 2007).

 




 

 

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