Pierre Guyotat, "une parole d’avant les mots"
Texte lu le 11 Octobre 2004 à l’université de Paris VIII pour l’ouverture du cours de Pierre Guyotat


par Valérian Lallement,    

 

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Ce texte a été lu le 11 Octobre 2004 à l’université de Paris VIII. Il avait pour objet, en introduction du cours de Pierre Guyotat sur la langue française, de présenter l’oeuvre de celui-ci à un public d’étudiants.

Il n’est pas facile de présenter, en quelques minutes, une œuvre aussi vaste et aussi nouvelle que celle de Pierre Guyotat. On ne peut, en effet, résumer en quelques phrases, ou en quelques formules, une œuvre qui a nécessité une trentaine d’année de travail pour s’écrire, et qui n’est pas encore achevée. C’est pourquoi j’ai choisi, pour cette présentation, de suivre pas à pas, chronologiquement, et en m’appuyant sur certains éléments biographiques, l’évolution de l’œuvre et de la langue. Il y a en effet quelque chose de très frappant dans l’évolution et dans la constitution de l’œuvre : c’est que chaque œuvre est suscitée par un voyage ou par une expérience, avec, pour substrat, réel ou halluciné, l’Algérie. Mais dire que le biographique nourrit l’œuvre, c’est finalement ne rien dire. Je ne vais donc pas essayer de trouver dans la vie de Pierre Guyotat des événements précis ou exemplaires qui pourraient expliquer l’évolution de l’œuvre, par exemple. Je voudrais au contraire essayer de montrer, mais sans l’expliquer forcément, le lien qui se tisse entre le biographique et le textuel.

Pierre Guyotat est né en 1940 à Bourg-Argental (dans le Haut Vivarais). Dès l’automne 1954, il commence à écrire. En 1960, Pierre Guyotat est appelé en Algérie. Fin mars-début avril 62, il est arrêté par la Sécurité Militaire, inculpé de complicité de désertion, d’atteinte au moral de l’Armée et de possession-divulgation de journaux interdits. Après 10 jours d’interrogatoire, il est placé au cachot, au secret, pendant trois mois. C’est à partir de cette expérience de la guerre, puis de la prison, que l’œuvre va s’écrire. Entre 1964 et 1971, Pierre Guyotat fera de fréquents séjours en Algérie.

De retour à Paris, en 1962, Pierre Guyotat commence à écrire La Prison, texte embryonnaire de Tombeau pour cinq cent mille soldats, écrit à la première personne, et qui raconte l’expérience de la prison faite en Algérie. C’est aussi à cette époque qu’il lit la Vie de Sade, de Gilbert Lely, dont il parlera comme d’un « bouleversement méta-philosophique ».

Pierre Guyotat achève d’écrire Tombeau pour cinq cent mille soldats en décembre 65. Il mettra une année à faire accepter le livre par un éditeur : celui-ci sera successivement refusé par le Seuil, la NRF et les Editions de Minuit. En octobre 1967, Tombeau pour cinq cent mille soldats paraît enfin chez Gallimard. Le livre est menacé d’interdiction, mais un arrêté du Général Massu en interdit tout de même la lecture dans les casernes françaises stationnées en Allemagne. L’œuvre fait scandale : d’un côté, la presse y voit une relation monstrueuse, pathologique et obsessionnelle de la guerre d’Algérie, et reproche à l’auteur une certaine complaisance à l’égard du sexe et de la violence ; d’un autre côté, on veut y lire une relation exacte et fidèle des violences de la guerre, et en particulier de la guerre d’Algérie. Dans les deux cas, on se méprend : et ce n’est pas un hasard si l’œuvre encourt simultanément les deux reproches d’illisibilité et de violence. La violence est destinée à rendre impossible toute représentation, à évacuer tout ce qui peut se représenter, et elle rend donc dans un premier temps l’œuvre illisible. La langue de Tombeau n’est déjà plus la langue commune, notamment à cause de l’évacuation de l’image et de la métaphore. On peut dire que la réception critique de Tombeau procède autant d’une facilité que d’un réflexe - et qu’elle est conditionnée par la représentation : réflexe naturaliste, qui ne peut envisager l’oeuvre en dehors de sa relation à une réalité historique, sociale ou biographique, et qui a pour objet de ressouder non pas l’intégrité du corps social, mais celle de la langue.

En juillet-août 1968, Pierre Guyotat écrit Bordels Boucherie, texte embryonnaire de ce qui deviendra Eden, Eden, Eden. De nouveau, Pierre Guyotat lutte pendant une année pour faire accepter Eden par un éditeur. Début septembre 1970, Eden paraît enfin. La possibilité d’une censure est envisagée, et on fait précéder le texte de trois préfaces, signées par Roland Barthes, Philippe Sollers et Michel Leiris. De nouveau, le livre fait scandale. Soit que la critique replace l’œuvre dans le cadre d’une expérimentation « normalisée » de l’avant-garde : on parle alors de roman expérimental ; soit qu’on lui reproche, comme pour Tombeau, de mêler scandaleusement le sexe et la guerre. Dans un cas comme dans l’autre, on tente d’atténuer la portée de l’œuvre. C’est précisément autour du pouvoir, du sexe et de la langue que l’œuvre s’articule. De la même façon, si la critique parle alors d’une avant-garde, dans laquelle elle voudrait inscrire Eden, c’est pour tenter de replacer l’œuvre dans le cadre restreint d’une expérimentation, dont elle espère secrètement l’échec, et dont elle suppose que l’auteur réussira un jour à s’affranchir. Le 22 octobre 1970, Eden est interdit par arrêté du ministre de l’Intérieur. Il le restera jusqu’en 1981. Les défenseurs comme les détracteurs de l’œuvre s’élèvent d’une même voix contre la censure, une pétition et une campagne de presse sont organisées par Jérôme Lindon. Toute cette agitation autour de l’œuvre a pour effet d’en empêcher la lecture, de déplacer l’intérêt et les enjeux que celle-ci soulève (des enjeux qui ont surtout à voir avec la langue) vers des principes qui lui sont supérieurs : notamment celui de la liberté d’expression. C’est peut-être là le but de toute interdiction : en opérant par déplacements, en provoquant du discours autour de l’œuvre et non plus sur l’œuvre, elle empêche celle-ci d’agir.

Pierre Guyotat répliquera, en 1972, avec la publication de Littérature interdite, recueil d’articles et d’entretiens qui retrace les grands moments de l’affaire Eden, et qui est l’occasion de s’interroger sur l’écriture. Là où la presse et la loi feignent de considérer Eden comme un problème moral (le livre est interdit au nom de la protection de la jeunesse), Littérature Interdite montre que le problème se joue dans l’écriture : c’est à cause des transformations que la langue subit, et notamment sur le plan de la syntaxe, qu’on interdit et qu’on rejette.

En 1974, Pierre Guyotat commence à écrire Prostitution. L’œuvre s’écrit toujours à partir du substrat de l’Algérie, mais s’opère alors une réduction de la fiction à une scène centrale, qui va se répéter à travers l’œuvre entière : une scène de bordel, qui met en scène le putain, le mac et le client. Un système prostitutionnel s’établit qui va conditionner et radicaliser les transformations de la langue. La presse d’un côté voit dans Prostitution un « défi à l’ordre linguistique dominant », une écriture antifasciste, une mise en scène des langues refoulées par l’institution syntaxique ; d’un autre côté, l’œuvre est déclarée non plus pornographique, mais illisible. En fait, Prostitution marque un tournant à la fois pour l’œuvre et pour la réception critique. Le silence relatif de la critique à propos de Prostitution s’interprète comme une impossibilité : c’est comme si la critique n’avait plus les outils ni pour rejeter l’œuvre, ni pour la lire.

De 1977 à 1979, Pierre Guyotat compose Le Livre, et renonce publiquement à l’appellation d’« écrivain ». Il écrit, dans la Préface du Livre : « Eté 1977. Simultanément à ma décision de ne plus jamais publier et au renforcement de mon refus de la désignation d’« écrivain », ces voix disparaissent dans ce que je ne nomme plus écrit mais matière » (L, 9). Il ne s’agit pas là d’une posture rhétorique de l’avant-garde. A la fois dépossédé par lui-même de cette autorité - il y renonce publiquement - et exproprié de sa langue maternelle par l’exercice prostitutionnel de celle-ci, l’« écrivain » prostitutionnel ne peut écrire qu’à partir d’un non-état de la langue, celui de l’enfant qui bégaye, celui de l’asservi, celui du putain, non-état qui entraîne en retour l’effacement de l’écrivain comme instance du verbe : « me tuer ou me vendre (réaliser le texte ou le rendre muet) », écrit Pierre Guyotat dans ses notes. Le Livre paraît en octobre 1984, en même temps que Vivre (recueil d’articles, d’entretiens et d’interventions des années 1972 à 1983). La critique croit y lire une « crise profonde du français » ou une « démission morale » de la France. A chaque fois, ce qui se donne dans l’œuvre pour une évolution d’ordre linguistique ou poétique est considéré par la critique d’un point de vue moral.

Entre 1991 et 1996, Pierre Guyotat écrit Progénitures, qui sera publié en 2000. La réception critique de Progénitures laisse supposer que nous puissions aujourd’hui lire l’œuvre de Pierre Guyotat. Lecture qu’une certaine critique et qu’une intervention de la loi avaient tenté d’empêcher. Les mêmes journaux qui autrefois soulignaient le caractère « pathologique » de l’œuvre, ou sa nullité, considèrent maintenant en l’écrivain une figure mythique de l’avant-garde littéraire. On peut effectivement inscrire l’œuvre de Pierre Guyotat dans une avant-garde, celle des années 70, à laquelle il a participé, notamment aux côtés de la revue Tel Quel. Mais parler aujourd’hui de mythe déplace encore une fois la lecture ; le martyr est devenu saint ; l’écrivain a été consacré... Tout cela n’est finalement pas nouveau. Mais comment expliquer qu’une œuvre si radicale, qui n’a rien cédé aux attaques dont elle était l’objet, qui au contraire s’est radicalisée à mesure qu’elle s’écrivait, comment expliquer que cette œuvre puisse aujourd’hui être lu par ceux-là mêmes qui hier ont tenté d’en empêcher la lecture ? Changement des temps, des mœurs, ou signe d’une nouvelle intelligence critique ? Je dirai plutôt que l’œuvre s’écrit de telle façon, notamment depuis l’interdiction d’Eden, qu’elle empêche à la fois le scandale et l’interdiction, qu’elle neutralise l’exercice moral de la critique et de la loi. Tombeau et Eden donnaient encore matière à contextualiser, et donc couraient encore le risque d’être condamnés moralement. Progressivement, de Prostitutionà Progénitures, l’œuvre offre le spectacle de ses transformations, et des transformations de sa langue, à une critique qui ne peut plus rien juger du point de vue de la morale, et qui ne peut donc que saluer la logique et la beauté du chant.

***

Ce petit aperçu biographique, bibliographique et critique témoigne à la fois de l’inscription d’une œuvre et d’un auteur dans une époque donnée, et de la résistance de cette oeuvre au commentaire. Mais l’expérience d’écriture de Pierre Guyotat fait aussi écho de quelques manières à celle de Sade, de Joyce ou d’Artaud, par exemple.

Pierre Guyotat note d’ailleurs ce qui distingue son matérialisme de celui de Sade : « dans le récit de Sade, seuls les attributs du sexe sont nommés, mais à la façon du catalogue, mais rien n’est décrit de l’entour et des conséquences biologiques (pas même épidermiques) de l’acte nomenclaturé ». Au contraire de celui de Pierre Guyotat, le matérialisme sadien ne modifie pas la langue, il nomme encore - sauf à excéder cette nomination par l’établissement d’un catalogue à la précision monstrueuse et logique. La matérialité de la langue de Pierre Guyotat ne nomme plus, mais fait figurer les réactions du corps dans les structures mêmes de la langue.

Comme celle de Joyce, la langue de Pierre Guyotat subit de profondes transformations : digressions, transformations de la syntaxe, de la grammaire, de la conjugaison, de la ponctuation, du vocabulaire, etc. Là où une certaine critique voudrait voir une expérimentation, une tentative ou un essai, il faut comprendre que la langue est constituée comme le terrain même de l’expérience.

On peut enfin rapprocher l’expérience d’écriture de Pierre Guyotat de celle d’Antonin Artaud. On pense bien sûr au « système de la cruauté » d’Artaud, que l’œuvre de Pierre Guyotat articule à travers le « système prostitutionnel ». Deux systèmes qui vont conditionner une certaine langue, radicalement différente de celle à laquelle donne naissance le système économique normal par exemple ; une langue poétique, comme la rêvait Artaud, à « mi-chemin entre le geste et la pensée », « une parole d’avant les mots ».

Pierre Guyotat anime, à Paris 8, jusqu’en février 2005, un séminaire sur la langue française. Le compte-rendu de ses cours sont publié dans la Revue Littéraire.

 



Valérian Lallement

Né le 12 juillet 1972 à la Maternité Pinard, à Nancy, il est prédestiné. Professeur en désinhibition cataclysmique, alcoolique sur le retour, polytoxicomane militant, pervers oligomorphe et raisonné, surfeur débutant, Valérian Lallement est aussi l’auteur d’une thèse de Littérature Française sur Pierre Guyotat, la littérature, et la loi. Rédacteur en chef du numéro 8 de la revue Hermaphrodite, con-sacré à la Porno(graphie). Co-fondateur des éditions du même nom. S’est fait appeler, un temps, Valérian le Triomphant. Se méfie des rebelles comme des collabos, des militants comme des prosélytes : ne rien accepter, n’est pas tout refuser : le Triomphant sait bien cela.

 




 

 

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