Une nouvelle de Jean-Marc Agrati
À la verticale d’une immense poubelle
aux éditions Hermaphrodite


par Jean-Marc Agrati,    

 

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À la verticale d’une immense poubelle

On m’avait dit : t’es pour ou t’es contre, mais faut savoir. C’était à propos de la guerre en Irak. Et moi, je ne savais pas. Alors je lisais les journaux sur la table de la cuisine. Et je planchais sur l’intégrisme religieux de Bush, sur le droit de la France à faire chier son monde à ce point-là et sur les raisons évidentes, faussement évidentes, cachées ou inavouables de faire la guerre, quand on a sonné.
Il était onze heures du matin, un samedi, c’était forcément pour une merde. J’ai ouvert.

-  Bonjour Monsieur, a dit un vieil homme émacié, en chapeau et en manteau.
Il avait un attaché-case, c’était un représentant à la con.

-  Bonjour, j’ai dit.

-  Avez-vous déjà éjaculé sans une femme ?
Merde ! Comment pouvait-on me poser une question pareille ? Le bonhomme était si triste, si vieux et si sévère, qu’on ne pouvait tout simplement pas le juxtaposer mentalement avec l’image d’une femme.

-  Papa, c’est quoi ? a dit mon gamin en sautant dans mes jambes.

-  Retourne dans ta chambre, j’ai dit, allez ! va-t’en !
Mon gamin a filé, mais le bonhomme était toujours là, debout dans le couloir, avec la question obscène entre nous. J’ai balbutié :

-  Ah... euh... écoutez...
Il attendait patiemment ma réponse qui ne venait pas. Et puis, je me suis dit : quelle raison y a-t-il de mentir ?

-  Oui, j’ai dit... ça m’est arrivé... certainement...

-  Dans ce cas, notre offre peut vous intéresser.
Il ouvrait son attaché-case. Et ma femme est arrivée. J’ai claqué la porte au nez du gars.

-  C’était quoi ? elle a dit.

-  Rien, j’ai dit. Des conneries.

-  Ah.
Et chacun est retourné vaquer à ses occupations et non-occupations du samedi matin. C’était mieux comme ça. Je me suis replongé dans la problématique sérieuse et cruciale d’une guerre imminente. Mais je butais sur un mot d’une ligne d’un article. Je butais sur le blanc même qu’on trouve au cœur des lettres, comme si je ne savais plus lire. La drôle de question cognait dans mon crâne. Et on a sonné à nouveau.
Le gars ne me lâchait pas ! Forcément qu’à ce niveau, il ne pouvait être que tenace. Je n’ai pas bougé de ma chaise. Je me suis réfugié dans le blanc pincé par la lettre c. Ma femme a ouvert. Pourquoi donc a-t-elle fait ça ? En principe, elle n’ouvre jamais ! Puis j’ai respiré, ce n’était pas le gars.

-  Bonjour, a dit une voix de femme, connaissez-vous l’armoire-cuisine ?
Ah putain ! on nous faisait drôlement chier, ce matin.

-  Ah non, a dit ma femme.
Et la vendeuse a expliqué que l’armoire-cuisine permettait de préparer toutes sortes de plats. Et j’ai réalisé.
C’était une blague ! Des potes avaient organisé ça ! C’était un anniversaire ! Mais non. Nos anniversaires étaient passés depuis longtemps. Non, non. Ce n’était pas possible qu’on nous fasse chier en plein mois de mars. Ma chérie gentille a écouté poliment, elle a ri une ou deux fois, et elle a refermé la porte.

-  Tu te rends compte, a-t-elle dit, l’armoire-cuisine existe !

-  Ah ?

-  Tu sais bien, l’armoire qui prépare les plats ! Eh bien ils sont en train de la fabriquer !

-  Ah...

-  Elle va préparer les plats toute seule. On n’aura juste qu’à remplir les tiroirs d’œufs, d’huile, de beurre, de viande et de tout, quoi... Et elle fait des plats... oh... pas très compliqués, mais elle fait des plats. Et elle les sert chauds ! Tu n’as qu’à programmer. Et si tu rajoutes à ça qu’on se fait livrer les courses...

-  Oui, j’ai dit en souriant, c’est pas mal.

-  Tu peux même te programmer un bœuf bourguignon.

-  Ah bon ?

-  Il y a un réservoir à vin pour les sauces.

-  Drôlement incroyable, ce truc-là.
Elle m’a regardé. Elle voyait bien que j’étais mauvais sur ce coup-là. J’ai enfoncé le clou en riant :

-  C’est un canular ! Tu t’es fait avoir, c’est évident... une armoire-cuisine...
Et j’y suis allé de mon rire de gros salaud qui se moquait de tout, globalement de tout, de la guerre en Irak et de l’électroménager, de tout de tout et de tout.

-  Ça m’étonnerait, elle a dit, la dame avait l’air tout à fait sérieuse.

-  C’est comme ça, un canular. C’est bien fait, ça coule de source, t’y crois. C’est du cousu main, mais t’es faisandée jusqu’à l’os.
Et j’ai ri à nouveau. Elle a répété :

-  Ça m’étonnerait...

-  On va voir ça sur le web, j’ai dit. Peut-être que ça y est déjà. Peut-être que dans le monde entier des gens se foutent de ta gueule... Oh putain... qu’est-ce qu’il faut se méfier...

-  Ce n’est pas si grave.

-  Oui... enfin bon... faut quand même faire drôlement gaffe.

-  Oui...
Elle est partie quelque part dans l’appartement. Elle était déçue. Moi, ça me rassurait plutôt, cette idée de canular. Je pouvais enfin lire tranquillement l’avis de Norman Mailer qui disait que Bush voulait instituer un ordre moral aux États-Unis, et réprimer à terme tous les courants permissifs, gays, hédonistes et féministes qui s’étaient échappés de la boîte de Pandore. Et on a sonné une troisième fois. À nouveau, il n’y a plus eu que le blanc autour des lettres.
Elle n’y allait pas. Elle n’avait pas entendu ou elle attendait que j’y aille. J’y suis allé.

-  Monsieur... je reviens sur notre offre... de tout à l’heure...
C’était le même gars ! Celui qui voulait me parler du sperme sans la femme !

-  ...le coup d’œil est à l’œil, Monsieur, voyez plutôt.
Sans me laisser le temps de quoi que ce soit, il a ouvert sa mallette et tout un attirail a pris forme dans un sifflement pneumatique. Une poupée grandeur nature est sortie de là. Elle se tenait debout à ses côtés. Elle avait un short comme Lara Croft et un petit haut sur le point d’exploser.

-  Elle s’appelle Brigitte, Monsieur, a dit le bonhomme. Elle a une bouche pulpeuse, et on peut en faire ce qu’on veut.
Il lui a tordu la lèvre, puis le nibard, et la poupée n’a pas bronché. J’ai promené mes yeux partout sur le bel engin. Elle était d’un réalisme stupéfiant, un peu moins vraie que nature, mais tout juste à peine, pour qu’on puisse se dire que ce n’est qu’une poupée. Elle a tourné les yeux vers moi et elle a dit :

-  Toi aussi, tu peux toucher.

-  Elle parle ! j’ai dit.

-  Bien sûr, a dit le vieux bonhomme, sans quoi, ce ne serait pas drôle. Brigitte est une salope accomplie. Elle a un vocabulaire limité qu’on peut enrichir à la demande. Elle peut également crier ou gémir ou se taire. Elle vous attend, Monsieur, mais vous n’imaginez pas .

-  Oh... on voit bien où elle attend...

-  Que vous croyez, Monsieur.
Il a tendu son index devant la bouche de la poupée. Un bout de langue rose a pointé. Le bonhomme a promené lentement le doigt en touchant à peine la langue, et la bouche s’est tordue pour suivre l’index, jusqu’à former un drôle de huit. Et elle s’est scindée en deux ! La première bouche a rejoint l’emplacement ordinaire, tandis que la deuxième bouche poursuivait l’index en courant sur la joue, le nez et le front ! Et c’est là qu’il a choisi de satisfaire cet orifice. En plongeant son doigt au milieu du front. Elle a fait des mmmm de délectation. Elle a cajolé la main comme on cajole des couilles. J’étais sans voix.

-  Les possibilités sont infinies, Monsieur, a dit le bonhomme.
Puis il a retiré son doigt, et il s’est essuyé avec un kleenex qu’il a roulé en boule dans sa poche.

-  C’est mouillé ? j’ai dit.

-  Un gel à base d’eau, Monsieur, inodore et non gras. Brigitte est lubrifiée de partout.
La deuxième bouche s’est résorbée dans le front.

-  C’est... véritablement impressionnant, j’ai dit... mais... pour tout vous dire...

-  Vous allez me dire que c’est impossible, n’est-ce pas, Monsieur ? et vous allez me parler de votre femme.

-  C’est cela, en effet.

-  Car enfin, vous êtes marié. N’est-ce pas une alliance que je vois à votre main ?

-  Elle est un peu épaisse, elle flotte, mais elle est là...

-  Et le tableau du rez-de-chaussée n’indique-t-il pas Monsieur ET Madame Lefèvre ?

-  Ça aussi, vous l’avez constaté... alors, vous voyez bien...

-  ...et dans ces conditions, vous vous posez la question : pourquoi donc une poupée ?

-  Effectivement ! Je vous pose la question !

-  Mais simplement, Monsieur, parce que votre femme ne pourra plus jamais vous satisfaire.

-  Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? !
Il a plissé les yeux, satisfait de son effet. Puis il s’est retourné, inquiété par le bruit des ascenseurs. J’ai dit en rigolant :

-  Vous voyez bien que ça fait désordre, votre truc !
Il a souri, et il a dit :

-  Je vous suggère, Monsieur, de continuer notre entretien dans le local qui est là.
C’était le local du vide-ordures. C’était pas folichon de s’enfermer là-dedans, mais j’étais curieux de savoir ce qu’il allait dire sur ma femme. Je l’ai suivi avec la poupée qui marchait d’un pas... pas si mécanique que ça. Il a refermé doucement la porte, et il s’est mis à parler bas.

-  Oui... je disais que votre femme ne pourra plus vous satisfaire...

-  Mais qu’en savez-vous ?

-  Monsieur... Votre femme et vous-même n’y pouvez rien. C’est notre époque, hélas, qui veut ça. Vous sortez, Monsieur... vous allez au travail, vous vous promenez, vous faites vos courses... et que voyez-vous ?

-  Je vois ce que vous voulez dire.

-  ...vous lisez les journaux, les magazine... vous regardez la télé... et que voyez-vous ?

-  Eh oui... des filles... des bonnes femmes à poil...
Il a relevé le petit haut de la poupée jusqu’au-dessus des seins.

-  Regardez, Monsieur, a-t-il dit.
Depuis le ventre jusqu’aux seins, la peau de la poupée a miroité, et elle s’est allumée comme un écran souple. Et les culs, les jambes et les seins qu’on voit placardés dans le décor urbain se sont bousculés sur le corps de Brigitte, dans un clip des plus frénétiques. Carol levait sa jupe comme une vraie salope, des filles en Sloggy putassaient dans les abribus, partout des paires de seins s’échappaient de leurs balconnets, et les leçons d’amour se multipliaient. Le bonhomme commentait :

-  ...des kilomètres carrés de nudité, Monsieur... dans toute la ville... des corps qui sont la perfection même ! Remodelés, retouchés, coloriés pixel par pixel ! Jamais vous ne toucherez ces corps, Monsieur, parce qu’ils n’existent pas ! Et s’il n’y avait que la nudité... mais il y a la suggestion ! Regardez cette lippe qui pend, ce bout de langue mouillée... et ce fond de gorge qu’on entrevoit, et ce regard aux paupières lourdes... et la moiteur, et cette goutte de sueur... qui coule sur le sein...

-  C’est vrai, j’ai dit, ça putasse de partout.

-  Le cul généralisé fouette l’homme, Monsieur. Aux reins ! Où qu’il aille ! Et vous remarquerez au passage que la sollicitation n’est pas symétrique. Les hommes ont des profils taillés dans le vent... faussement dynamiques, faussement musclés, faussement sauvages. Ils sont ridicules. Des études l’attestent. Les hommes sont ridicules et les femmes font bander.

-  C’est vrai, ça. Le pauvre gars, il regarde ça, coincé comme un con dans les embouteillages. Ou il va dans les abribus, sans attendre le bus, et il regarde.
Le vendeur a rabaissé le petit haut de Brigitte et la peau s’est éteinte. Il a dit :

-  Et il produit du sperme, Monsieur. C’est la réponse de notre pauvre bonhomme face à ce teasing continuel. Comme un piment qui agacerait tous vos repas, et même votre dessert, Monsieur, et qui jamais ne laisserait votre bouche et votre ventre tranquilles. Et, immanquablement, Monsieur, vous devenez tendu, nerveux... agressif. Voire insomniaque. Et vous réagissez par la surenchère... vous voulez que ça vienne, toujours plus et toujours plus vite. Vous achetez plus, mais ça vous le saviez. Vous roulez plus vite, vous êtes déterminé... réactif... prompt à la répartie... à l’insulte... quand ce n’est pas l’envie de vous battre qui vous démange... au creux des paumes... Mais bon... passons... Je vous pose maintenant la question : pensez-vous, Monsieur, que votre femme puisse réguler pareille sollicitation ?

-  Euh... oui... quand même... dans une certaine mesure...

-  Elle qui, je suppose, travaille... et qui a des responsabilités... et qui est soumise à un stress...

-  ...proche du surmenage ! Effectivement !

-  Sans compter les mille choses à faire...

-  Ah oui ! bon Dieu ! c’est vrai qu’il faut en faire, des conneries...

-  ...dans un climat de crise...

-  ...de guerre, vous voulez dire !

-  Oui, Monsieur, d’avant-guerre pour le moins. Et donc... votre femme...

-  Évidemment, qu’elle ne peut pas... être tout le temps disponible, c’est sûr.

-  Vous le devinez, Monsieur, et toutes les études l’attestent : votre couple ne peut plus suivre. Et c’est là, Monsieur, où Brigitte entre en scène.
Brigitte a levé un index qui s’est transformé en bite. Et sa langue... longue... s’est entortillée autour du doigt, puis de la main, puis du poignet.

-  Oh ! putain, j’ai dit... vous avez vu !

-  Eh oui, Monsieur. De l’humour, des trouvailles... tout le temps, continuellement.
Brigitte a baissé le bas avec un regard coquin. Elle était drôlement bien foutue. Le bonhomme a passé sa main ridée et tachetée sur le ventre soyeux, et il a dit :

-  Voyez-vous, Monsieur, la poupée n’est pas la concurrente de votre femme... qui reste le pilier de votre foyer... travail, éducation, chaleur, vrai feu de votre vie, votre femme est tout ça. La poupée n’est qu’un ersatz destiné à récupérer le trop-plein de sperme... qu’immanquablement vous produisez... et qui n’intéresse pas votre couple.

-  Essaye-moi, a dit la poupée.

-  La démonstration est gratuite, a ajouté le bonhomme. Elle ne vous engage à rien.

-  Ici ? j’ai dit, avec vous, là... ?
Brigitte défaisait ma ceinture.

-  Ne vous en faites pas pour moi, a dit le bonhomme, je garde la porte. Allez-y.
Et les orifices soyeux et électriques de la poupée se sont occupés de moi.

-  ...et vous pouvez tout faire, Monsieur. Voyez-vous, si vous la pincez fort...
Et pendant que Brigitte activait ses moteurs, il a tordu progressivement le latex de son bras et le visage de la poupée s’est déformé à proportion.

-  ...elle grimace, Monsieur. Elle peut également gémir, crier, se taire ou en redemander. Tout cela est paramétrable...
Et il a tiré de la mallette un CDrom qu’il a agité sous mon nez.

-  ...depuis votre ordinateur... elle dispose de toutes les connexions possibles... vous activez les programmes qui vous plaisent... vous dosez sa répartie, ses réactions... si vous voulez qu’elle rie ou qu’elle pleure, car elle peut pleurer, Monsieur, tout cela est possible.
J’endurais son discours de vendeur de camelote en me concentrant sur mon plaisir. Les petits moteurs de Brigitte ronronnaient.

-  ...un réservoir de larmes que vous pouvez remplir... de whisky... de lait... de Coca-cola ! Tenez ! Ça peut être drôle, ça ! une poupée qui pleure du Coca !
J’étais sur le point de venir. Et il a empêché la porte de s’ouvrir.

-  Qu’est-ce qui se passe ici ? a dit une voix.

-  Vite, Monsieur, rhabillez-vous ! a chuchoté le bonhomme.

-  Encore un instant, j’ai dit.

-  Accélère, Brigitte, a-t-il dit.
Et Brigitte a vibré de tous ses moteurs pour m’arracher la jouissance.

-  Vous ouvrez, oui ou merde ? a dit la voix.
Je la reconnaissais. C’était une voisine de palier. Elle était vieille et elle faisait chier son monde en rôdant sur le palier. Brigitte a essuyé mon sexe avec un kleenex, puis elle a plongé une main dans son ventre pour en retirer un petit berlingot. C’était mon sperme emmailloté dans du plastique. Ça ressemblait à un bonbon mou qu’elle a jeté avec le kleenex dans le vide-ordures.

-  Je vous préviens, a dit la voisine, j’appelle le gardien !
Le temps que je remonte ma braguette, Brigitte s’était repliée toute seule dans la mallette. Le bonhomme a ouvert et la voisine a fait irruption.

-  C’est quoi ces cochonneries ? a-t-elle dit.

-  Je vous demande pardon, Madame ? a dit le vendeur.

-  Qu’est-ce que vous vous faites dans le local poubelle ? hein ! on voudrait bien le savoir !

-  Nous menons une expertise, Madame.
La voisine s’est soudain calmée, impressionnée par le sérieux du gars. Il avait de la présence d’esprit, j’ai préféré me taire.

-  Une expertise ? a demandé ma voisine.

-  Une expertise d’assurance, Madame. Voyez-vous, Monsieur a perdu son portable en jetant ses ordures. Il s’est penché, et le portable qui était dans la pochette de sa chemise est tombé. Et je suis l’expert missionné pour constater les faits. Alors, Monsieur m’expliquait.
La vieille s’est marrée. Elle m’enfonçait comme une grosse salope. Elle n’avait même pas de sac-poubelle, elle venait pour faire chier, c’est tout !

-  Et il a déclaré un truc pareil ? ! a-t-elle dit.

-  Mais bien sûr, Madame, c’est une maladresse, et Monsieur est assuré contre la maladresse.

-  Contre la maladresse ! Voyez-vous ça ! Et pourquoi pas contre la connerie pendant qu’on y est ?

-  Détrompez-vous, Madame. La maladresse est la première cause de perte d’argent dans un ménage. Les choses se cassent avant de s’user.

-  C’est sûr qu’avec toutes les conneries qu’on nous vend... et donc, vous avez perdu votre portable en vous penchant ?

-  Eh oui, j’ai dit.

-  Mais on ne se penche pas au-dessus du vide-ordures !

-  Et si Madame, a dit le vendeur, c’est le point que, justement, je venais vérifier. On se penche un peu. Constatez par vous-même.
Il a ouvert le vide-ordures, et la vieille s’est penchée au-dessus du trou noir et crasseux.

-  C’est vrai qu’on se penche, elle a dit.

-  Et imaginez que vous ayez des lunettes... accrochées à votre col... par une branche...

-  Ah oui ! ça pourrait tomber... en effet... le trou est grand !

-  Nous sommes à la verticale d’une immense poubelle, Madame.

-  Et cette ouverture est trop large et trop basse.

-  Un enfant pourrait y tomber.

-  Un petit enfant. Et il faudrait qu’il grimpe.

-  Oui, Madame. Un petit enfant qui s’amuserait à grimper pourrait tomber.

-  Quelle horreur !

-  Heureusement, Madame, dans notre cas, il ne s’agit que d’un portable. Une petite maladresse qui coûte quand même assez cher. C’était un modèle très perfectionné. Vous devriez y penser, à la maladresse.

-  Je ne suis pas maladroite, a-t-elle dit, toujours penchée au-dessus du trou.
Et s’exclamant soudain :

-  Oh, vous avez vu, il y a du jaune !
Le vendeur et moi on s’est penchés en regardant par-dessus son épaule. Le conduit crasseux était maculé de dégoulinades pour la plupart noires et moisies, mais il y avait bel et bien une tache jaune.

-  De l’œuf, sans doute, j’ai dit pour clore le débat.

-  On ne jette pas les œufs comme ça, a dit la vieille.

-  ...ou du flan, ou de la moutarde, a ajouté le vendeur.

-  Non... ce n’est pas ça, a dit la vieille.

-  Eh bien, nous allons voir, a dit le vendeur.
Il a plongé son bras dans le conduit dégueulasse et il a gratté la tache du bout du doigt. Il a ramené un peu de la substance jaune qu’il a éprouvée, en l’écrasant entre le pouce et l’index sous notre nez.

-  Je pencherais pour une pâte au citron, a-t-il dit... du type lemon curd... Vous voyez le sucre, là ?

-  Oui, une pâte au citron pour une tarte, a-t-elle dit.

-  Un morceau de gâteau qu’on aurait jeté.

-  C’est dommage. Ça se conserve bien les gâteaux. Et la pâte a l’air fraîche.

-  L’enfant n’aura pas voulu finir le gâteau... ou peut-être était-il écœurant...

-  On jette, on jette... c’est fou ce qu’on jette !

-  Eh oui, Madame.
Qu’est-ce qu’on se faisait chier avec cette bonne femme ! Je trépignais, pendant que le bonhomme me faisait signe de me calmer. Et puis je me suis dit : tu n’as qu’à jouer ton rôle ! T’es pas du tout obligé d’endurer pareille connerie !

-  Excusez-moi, j’ai dit, mais faut qu’on en termine. Il va bientôt être l’heure de manger.

-  Tout à fait, Monsieur. Madame... nous allons reprendre notre travail.

-  Et donc, a-t-elle dit, vous dites qu’on peut s’assurer contre la maladresse.

-  Oui, Madame. Demandez à votre assureur. Mais je peux également vous suggérer...

-  Non... ce sera pas la peine.
Elle nous a lâchés enfin. Le vendeur a pris un kleenex pour s’essuyer les doigts, et il l’a jeté dans le vide-ordures.

-  Il faut y mettre le temps, a-t-il dit comme pour s’excuser. Sans quoi, vous n’êtes pas convainquant.

-  Et la poupée, elle est à combien ?

-  6000 euros.

-  6000 euros !

-  C’est un prix de lancement, Monsieur. Vous n’imaginez pas toute la technologie qu’il y a là-dedans.

-  Eh bien alors ? où tu étais ? a-t-elle demandé.

-  Je suis sorti pour aller à Franprix. Et je me suis aperçu au milieu des rayons que j’avais oublié mon portefeuille.

-  C’est bête, ça.

-  Eh oui, c’est bête.

-  Et c’est quoi ce truc ?

-  Ah, ça ? c’est... un attaché-case. C’est pour aller au boulot.

-  Mais on est samedi !

-  Eh oui... je l’ai pris pour aller à Franprix... comme ça, quoi...

-  Ce n’est pas très beau... mais on s’en fout !
Et elle m’a sauté au cou, joyeuse, excitée comme c’est pas possible. J’ai prié pour qu’elle n’ait pas envie de faire l’amour.

-  C’est prêt, qu’elle a dit en m’entraînant dans la cuisine.

-  Ah... c’est prêt... et qu’est-ce qu’on mange ?

-  Du bœuf bourguignon !

-  Quoi ? T’as eu le temps de préparer du bœuf bourguignon ?
Elle n’a rien dit. Elle m’a montré une armoire blanche et design qui empiétait sur le petit espace de la cuisine.

-  C’est pas possible, j’ai dit.

-  Et si. C’est l’armoire-cuisine. On peut payer. J’ai calculé.
Elle était si heureuse qu’elle dansait presque. Je regardais ça sans rien dire, quand une voix a dit :

-  Les plats sont prêts, Madame.
C’était une voix de mec ! Une voix chaude et suave de steward ou de présentateur télé sortait de l’armoire !

-  C’est quoi ça ? j’ai dit.
J’ai ouvert. Il y avait un tas de compartiments remplis d’œufs, d’huile, de lait, de légumes, de lardons, de viandes, de poissons... Les tuyauteries transparentes de la petite usine ne permettaient pas de soupçonner autre chose qu’une bonne cuisine.

-  Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ?

-  Rien... c’est la voix.

-  Oh... si ce n’est que la voix...

Jean-Marc Agrati. Nouvelle extraite du recueil Le Chien a des choses à dire.

Photographie de Sébastien Fantini

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Jean-Marc Agrati

Né en 1964, Jean-Marc Agrati vit et écrit à Paris. Ingénieur de formation, il a exercé divers métiers dans l’enseignement, dans l’aéronautique et dans l’informatique, en France ainsi qu’en Afrique où il a séjourné. Après un recueil de poésie (prix Paul Valéry en 1998) et divers projets d’écriture (contes, romans), il s’est orienté vers l’histoire courte.

Oeuvres publiées :

-  Le chien a des choses à dire, éd. Hermaphrodite.
-  Un éléphant fou furieux, éd. La Dragonne.
-  Ils m’ont mis une nouvelle bouche, éd. Hermaphrodite.

 




 

 

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