« Le poète est-il utile à la cité ? »

par Gwenael De Boodt,    

 

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Questionnement préalable du poète (en l’occurrence Gwénaël De Boodt) convié à répondre à cette question : « Dois-je me justifier comme un animal politique que je ne suis pas ? »

Doute préalable du poète convié à répondre à cette question : « Mais de quelle cité le poète fait-il partie ? » et (très démocratique) : « les autres humains sont-ils des poètes à la majorité absolue ? » puis (déjà très orienté) : « sinon de quelle tyrannie le poète peut-il user pour faire renoncer les autres humains à la cité contemporaine (que je pense mal barrée) ? »

Réponse effective du poète à cette question le jour-dit devant une quinzaine de personnes :

Avant tout lire un de ses propres poèmes pour asseoir son égo devant l’assemblée législative des spectateurs :

(extrait)

« Je fuis à perdre digue

Les chevilles en haleine

Dans le dos j’ai le Mont

Cet abandon massif

Et sa flèche plantée

Dans la voix du vent qui râle :

“Va-t-en !”

IL se défait de la flèche

Et se noue la gorge

Pour ne pas perdre de sang.

Messager blanc

Dans les ensablements

Je tricote des jambes

En rasant les moutons

Le bâton suit

Embroche mes pas

Les prés se perdent

Les estuaires

Le ciel blanc allonge ses troupeaux

Comme un signe

Sous la main du destin

Toute la journée je fuis

Jusqu’au couvert du soir

Dans le terrier des collines

Couché sous les pierres levées je veille

La mer tourne son miroir

Et dépose un dernier coquillage

La première étoile ruisselle

Et moi dans l’outre du duvet

Comme un chien sous la table

J’aspire les miettes froides de la nuit

...

Je suis la voix du vent

Singulière

Et silence !

Lâché comme un oiseau

Entre les doigts

Des chênes glandeurs

Je roule

Des fièvres de chômage

L’orteil cognant

A l’huis des pierres

Pour décoller le maçon

Suée d’insoumission !

Je siffle le rappel au talus

de la croissance

et de la multiplication

Je suis la voix du vent

La voix du devant

Montée sur un très vieux derrière

Et debout !... »

Enfin, toujours assis dans un grand fauteuil très confortable, répondre à la question :

« Le poète est-il utile à la cité ?

On pourrait craindre d’un poète qu’il ne désamorce le débat en tentant de répondre à cette question. C’est pourquoi, lorsque l’on m’a proposé ce sujet pour ma participation à cette soirée, j’ai pris la précaution de suggérer qu’il n’appartenait pas au seul poète d’en juger. J’ai donc l’espoir que vous viendrez contester vivement les opinions que je compte vous livrer au cours du développement suivant, quitte à ce que vous ne ménagiez pas votre indignation face à mes provocations, provocations qui viennent justement répondre à celle qui m’est faite de la question de l’utilité en poésie.

Il faut que vous sachiez avant tout que, comme l’écrivait le poète suisse francophone Ramuz dans son essai « besoin de grandeur », « le poète méprise volontiers le monde utilitaire où il est mis et le monde utilitaire méprise volontiers le poète à cause de son inutilité. Le monde qui fait méprise le poète qui dit ; le monde ne voit pas que faire et dire c’est la même chose ». A ce propos, je vous ai dit, tout à l’heure, un de mes poèmes sur un voyage que j’ai fait, en traversant l’Europe à pied, dont la préparation elle-même s’effectua à grand renfort de textes que je n’ai pas hésité un instant à dire en public avant de le faire. Je ne sais pas, entre le dire ou le faire, lequels des deux fut le plus utile à la cité, si tant est que l’un des deux le fut. Je vais donc prendre la liberté du poète, celle-là même que Platon lui impose dans sa République en le condamnant à l’errance de cité en cité non sans lui « avoir répandu des parfums sur la tête et l’avoir couronné de bandelettes », pour aborder la question avec le secours de la maïeutique, technique irréprochable de philosophe qui ne devrait pas suciter le mépris que le monde utilitaire exprime vis-à-vis du poète dans cette même « République ».

-  A quoi peut-on mesurer l’utilité de quelque chose ?

-  Au bonheur que cette chose procure, aux richesses qu’elle apporte, au besoin qu’elle comble.

-  De quoi la Cité a-t-elle besoin ?

-  D’air : elle étouffe sous les gaz produits par la concentration de production et de consommation. D’espace : elle s’agglomère en hauteur et s’étend en mangeant alentour de son centre, éliminant implacablement la nature. D’amour : elle coupe en quartiers pour assurer la sécurité et l’endogamie du pouvoir.

-  La Cité demande-t-elle ce dont elle a besoin ?

-  Elle demande du logement, du travail, de la circulation, de la consommation matérielle, à quoi ne répond pas le poète. Elle demande la richesse et la frénésie, à quoi ne répond pas le poète. Elle demande un bonheur d’apathie pour repousser les objections de sa conscience. Elle demande la lobotomie pour mieux spécialiser les tâches, pour tendre vers une meilleure efficacité de son système, pour que l’on produise et que l’on consomme, à quoi ne répond pas le poète.

Le poète n’est pas utile aux besoins que manifeste la Cité. La Cité demande au poète qu’il participe au travail de son extension et de son intensivité. Le poète ne peut répondre au manque de la Cité tant que celle-ci ne se sera pas vidée de l’angoisse de ce manque qui la travaille. Cette angoisse produit le seul mouvement qui l’anime encore.

Le poète propose de l’air, de l’espace et de l’amour qui sont les dimensions de la grandeur universelle. Si l’on considère la maladie de la Cité, le poète pourrait être son remède. Mais pour être utile à la Cité, il faut qu’un médecin prescrive le poète et que la Cité se reconnaisse malade. Qui voudra d’une prescription de poésie ? Croiriez-vous un médecin qui vous prescrive la contemplation de la lune deux heures par nuit ? Croiriez-vous un médecin qui vous prescrive de vous déshabiller entièrement sur les lieux de votre travail pour rêver allongé sur la moquette du bureau, dans la cabane de chantier ou sur les ballots de frêt dans l’entrepôt ?

La communication du réel n’étant pas l’objet du poète, surtout pas, et celle de la Cité n’étant pas du domaine de l’imaginaire, le poète et la Cité ne dialoguent pas. Certes, la réalité touche le poète. Il l’exprime dans l’imaginaire, usant de la parole et montrant à la Cité l’étendue même de ce qui la dépasse, cette étendue sans quoi la réalité ne pourrait toucher le poète, lequel alors ne serait plus un poète, restant insensible. Mais l’imagination, elle, ne touche pas la Cité, qui est une machine inconsciente d’elle-même et de ce qui l’entoure depuis qu’elle a perdu le théâtre où se réunissaient tous les citoyens pour y accoucher ensemble d’une conscience cosmique. Ah ! le théâtre : ce temple d’où l’on proscrivait le travail et la matière pour que s’y meuve l’imaginaire dans la chair même des citoyens. Qu’est-il devenu ce théâtre tel qu’Aristote le décrit dans sa « Poétique » ? La « Star’Acatharsis » du petit écran individuel entre deux ramonages publicitaires ?

La Cité n’a plus de chair quand le poète n’a que l’envoûtement des mots pour la toucher. Et ça n’est pas avec le squelette qui lui reste que la Cité pourra s’émouvoir de l’imagination du poète.

Non, le poète ne peut pas être utile à la Cité. Nous sommes au Royaume de Mark et il faudra que la Cité disparaisse au profit des hommes, des individus, du Divers de toutes les espèces et de tous les règnes ; animal, végétal, minéral -et je ne parle pas du minéral recomposé de la main de l’homme-. Il faudra que la Cité ralentisse, cesse de « gagner » du temps, de multiplier les affaires, d’envahir l’homme pour que l’homme, de politique qu’il était, devienne un animal poétique.

Le poète doit surgir de chaque homme pour être utile à lui-même d’abord. La Cité est vouée à l’échec, à l’échec de la poésie.

Je suis désolé de vous dire cela. L’espoir ne tient qu’à chacun d’entre vous, indépendamment des autres. L’espoir ne tient qu’à la conquête individuelle d’une liberté exigeante et sans concession. Lorsque le poète qui est en vous voudra vivre au devant de vous-même comme si vous marchiez le soleil dans le dos, dans la patience infinie d’une aube à venir qui vous laisse un demi-tour de terre pour jouir du silence et de la beauté de la nuit, lorsque vous serez sortis de votre humanité politique et institutionnelle, de votre carrière, de vos affaires, lorsque vous aurez cessé de croire à la réforme de l’échec, lorsque vous serez sorti de votre isolement machiniste, administratif et financier, alors peut-être une autre Cité existera, utile à la vie. Et l’on qualifiera d’utile la poésie de votre métamorphose car les mots reprendront un sens évident et simple. Alors, vraiment, nous saurons ce qu’est la poésie car nous la vivrons. »

Réaction d’un poète chinois dans l’assemblée :

« Mais nous sommes des martiens ! »

Indignation du poète convié :

« Ce sont eux les martiens ! Nous, nous sommes les derniers humains ! »

Manifestations de solidarité dans l’assemblée :

« Vous êtes utiles, vous êtes utiles !... »

Gwénaël De Boodt

 



Gwenael De Boodt

Les piétons de l’Europe
Je suis un Arpion céleste né en 65,vite chaussé de poèmes sous les ailes de l’Oiseau Noir, un grand canard vendu dans les rues de Rennes. Maitre ès-échasserie 10 ans durant sur la grande scène du pavé,je m’arrache bientot les plumes pour les tremper dans le jus canivellien du lyrisme.Je me fais l’apologue du Minotaure dans "Thésée aux iles ou l’Utopie Détroussée" (l’Harmattan), le manivellien de l’autopropulsion vélocyclopédique dans "Augustes Pédales" (inédit) puis je prends de la corne aux pieds pour mugir comme un fleuve contre la crue du Pactole en Europe. Voilà pour le moment : la carne comme l’écrit Philippe K.

 




 

 

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