Pierre Guyotat, « réaliste de l’imaginaire »
Parution des « Carnets de bord » de Pierre Guyotat


par Valérian Lallement,    

 

DANS LA MEME RUBRIQUE :

Cahier d’Ubiquité
V.I.T.R.I.Ø.L.
Grandes Espérances de Kathy Acker
Grand-Père de Jean-Louis Costes
Guillaume Dustan, paix à ton âme !
La Littérature à contre-nuit
Des nouvelles de Dieu...
Pierre Guyotat, « réaliste de l’imaginaire »
Attaques sur le chemin le soir dans la neige
ON VIT DRÔLE...
100 BONNES RAISONS DE "FAIRE" DE LA POÉSIE
Chier dans le cassetin aux apostrophes
VIOLETTE LEDUC : LA LAIDE INSPIREE
"Anti-Liban, un premier roman où se perdre en confiance"
ESTHETIQUE DE L’ACCIDENT
J’ai beaucoup souffert de ne pas avoir de mobylette
Tombés des mains du soleil
Quand les chiens parleront...
Au Nord de tes parents
D’un mausolée à l’autre
La fille ? Une bombe à retardement
Vaquette à un doigt du prix de Flore
"Je gagne toujours à la fin"
Bistro Bistro
Allah Superstar de Y.B
Trouée sonore
De ce dont on ne peut parler


 

La publication, du vivant de l’auteur, de ses carnets de travail, est d’autant plus précieuse qu’elle livre, à l’état brut, non seulement l’intimité d’un créateur, mais aussi les fondements (l’origine biographique, historique, matérielle) d’une œuvre par ailleurs toujours en train de s’écrire. Se livrer, tel qu’on a été -- Pierre Guyotat a 22 ans au moment où s’ouvre le présent volume --, sujet biographique ou historique en devenir, corps social et corps pulsionnel, donner à voir la naissance d’une œuvre et d’un auteur, exposer les errements et les hésitations de la pensée, ses obsessions, suivre le cheminement de l’œuvre, l’irrépressible mouvement de l’écriture, c’est aussi donner à lire ce que l’œuvre a de plus secret.

L’édition de ce premier volume des Carnets de bord a été établie au terme d’une année de déchiffrement et de saisie des manuscrits. Année jalonnée, parrallèlement, de lectures/relectures pour l’auteur lui-même aussi bien que pour son transcripteur, de vérifications, d’entretiens, de corrections, etc. Rien, de l’engagement politique, mais aussi du ton, ou des « naïvetés » -- comme l’écrira plus tard Pierre Guyotat à propos des « boules sécrétives » de Tombeau pour cinq cent mille soldats --, voire des hésitations, des impasses, des doutes, n’est renié, raturé ou modifié. Certains passages, qui se répètent, comme il arrive dans les « journaux » -- on note pour ne pas oublier la chose vue, pensée, on répète pour inscrire --, ont été supprimés. Certains autres, plus rarement, elliptiques, ont été éclaircis soit par moi-même, par des ajouts entre crochets, soit précisés avec Pierre Guyotat. Enfin, l’aspect compact des manuscrits a été soit conservé (comme dans le texte original, les groupements d’idées sont séparés par des barres obliques), soit aéré (certaines notations sont mises en valeur par des sauts de lignes). Mis à part ces minimes aménagements, dictés par une exigence de clarté et de précision, rien n’a été modifié. Couper, amputer, transformer le texte, aurait été du même coup changer la nature des Carnets de bord, et la situation qu’ils occupent par rapport à l’œuvre : ne rien changer, donc, à la nature de cette édition, qui reste fidèle au plus près au texte original, mais qui, par l’agencement du texte sur la page, produit des effets de rythme (on substitue, au rythme de la page manuscrite, celui de la page imprimée) -- re-composition, non systématique, du texte du point de vue d’un artiste (ne rien renier, mais créer, avec la matière existante, par dessus l’esthétique « naturelle », logique, qui est celle de l’esprit) ; mais aussi laisser le texte rendre compte de la situation du créateur, au moment de l’écriture des Carnets de bord -- ces notes ne sont jamais écrites dans la perspective de leur publication, bien que Pierre Guyotat en pressente très tôt la nécessité : « [...] je pense que je pourrai, dès aujourd’hui publier en un gros volume, mes notes (et publier cette note-là, même --> ce qui révélerait l’existence d’un troisième plan : Écrits secrets), avec quelques photographies essentielles (jalons). » (Carnets de bord, 20 décembre 68) .

Les Carnets de bord s’écrivent hors la posture de l’auteur de « journal » -- on ne consigne pas pour la postérité, on ne cherche pas la phrase belle, l’écriture « artiste », on n’épure pas la chose imparfaite (il y a, de fait, très peu de ratures dans les manuscrits -- et celles des brouillons, d’Éden, Éden, Éden ou de Tombeau pour cinq cent mille soldats, ont été conservées, signalées dans cette édition par des ratures identiques), en un mot, on ne « censure » rien, au moment de l’écriture comme au moment de l’établissement du texte. Que les Carnets de bord soient ou non publiés un jour ne compte pas dans l’acte de notation. Pierre Guyotat ne s’attable pas pour rendre compte, chaque jour, chaque soir, à son journal des événements singuliers de sa vie -- bien que la prise de notes soit régulière, et devienne, petit à petit, presque quotidienne . Qu’il ait connu ou croisé les plus « grands » importe peu (comme il importait peu à Kafka d’avoir « vu » l’ambassadeur Claudel). Le succès que connaît Tombeau pour cinq cent mille soldats à sa parution, par exemple, à peine mentionné, n’affecte que peu l’élan créateur -- c’est le travail et l’œuvre à écrire qui importent. C’est cela, peut-être, qui distingue le mieux les Carnets de bord du « journal », et qui empêche qu’on n’y accole jamais l’épithète « intime ». Les moments d’introspection, d’intimité (biographique), existent, bien sûr, qui scandent les Carnets de bord, mais ils interviennent précisément dans les moments où l’élan créateur est relaché, lorsque la solitude est la plus forte et que l’œuvre ne s’écrit plus -- l’œuvre achevée mais pas encore publiée, les difficultés de publication, l’œuvre future pas encore commencée, etc. Le mouvement d’écriture qui porte les Carnets de bord est tout entier tourné, hors ces moments de dépression (au sens propre de ce qui suit une tension), vers l’extérieur, vers le monde et vers l’œuvre. Comme beaucoup de créateurs, Pierre Guyotat souffre de son « génie » (au sens classique du terme, comme quelque chose qui distingue et sépare), d’une singularité qu’on lui impute et qu’il ne reconnaît pas comme telle, de sa solitude -- quelques notations témoignent, en ce sens, de tentatives pour se reconnaître soi-même « normal » : « Bordels boucherie relu hier, dans Tel Quel : serré imprimé, très commercial , les pages 145 à 170 rendues nettes, ondulatoires. » (Carnets de bord, 1er mars 1969) Mais l’œuvre s’écrit, et les Carnets de bord suivent un rythme qui ralentit lorsqu’elle s’interrompt : double mouvement de tension vers l’œuvre, puis de dépression, qui porte toute création. L’affleurement de l’intériorité, dans les Carnets de bord, marque une rupture. La prise de notes est tournée tout entière vers l’œuvre, vers l’écriture de l’œuvre, présente ou prochaine -- il faut dire combien ces notations sont portées par l’avenir, comment chaque œuvre, une fois achevée, ne compte plus, disparaît derrière l’élan qui porte l’œuvre nouvelle. En ce sens, les pages données, dans l’été 1967, par Pierre Guyotat pour une « prépublication » dans la presse, avant la parution de Tombeau pour cinq cent mille soldats, sont en fait celles d’un texte inédit, d’une « nouvelle épopée », et non celles de Tombeau pour cinq cent mille soldats, qui paraîtra bientôt : « Pour la prépublication Nouvel Observateur : Notice biographique + Notice sur l’extrait choisi : fragment du chant I (6 pages inédites). Écrit fin juin 1967 ; matrice d’une nouvelle épopée plus courte et plus localisée que la précédente (...) » (Carnets de bord, 16 août 1967). Les Carnets de bord apparaissent comme un double dynamique de l’œuvre, le lieu à partir duquel elle s’écrit, se relance, mais aussi temporise : le retour sur soi, l’intimité, le doute constituent en ce sens un procédé dilatoire fait pour que, matériellement, l’écriture ne cesse jamais -- pour ne jamais cesser d’écrire l’œuvre quoiqu’elle menace de ne plus s’écrire. C’est dire aussi que ces notations témoignent du travail ininterrompu d’un créateur -- cela même lorsque des circonstances, le plus souvent extérieures, viennent interrompre l’écriture de l’œuvre (difficultés de publication, polémiques avec la presse, menace d’interdiction, etc.).

Journal, carnets de voyage, notes de travail, avec insertions d’ébauches, de plans et de brouillons, autobiographie intellectuelle et pulsionnelle, les Carnets de bord peuvent aussi être lus comme un document ethnologique et historique. Le présent volume (mai 1962-mai 1969 ), qui est le premier d’une longue série (des milliers de pages sont écrites), voit la naissance d’une œuvre et d’un auteur (de la publication de Sur un cheval à la fin de l’écriture d’Éden, Éden, Éden), avec, en toile de fond, le paysage littéraire et critique de l’époque (l’importance de l’ethnologie, par exemple). Il faut s’imaginer, autant que les conditions matérielles de l’homme écrivant ces notes, les circonstances historiques, les événements, vécus de l’intérieur ou non, dans lesquelles celles-ci ont été rédigées : la guerre d’Algérie, où Pierre Guyotat est appelé, et l’expérience de la prison, la guerre des Six jours, la guerre du Vietnam et les manifestations anti-Nixon à Paris, la révolution cubaine, l’U.R.S.S., le Tiers-monde, l’Algérie des premières années après l’indépendance, Mai 68, l’adhésion au communisme, etc. Tout n’est pas toujours noté, bien sûr, ni longuement développé, mais l’histoire, traversée, forme comme une basse continue. Ces notations sont prises dans des circonstances très diverses, qui leur donnent une couleur, un ton et un rythme très différents : celles prises en prison, sur des morceaux de papier -- après l’interrogatoire par la Sécurité militaire -- ont une couleur un peu irréelle ; celles prises à Cuba, à la fois politiques et ethnologiques, très bariolés, sont aussi très lucides ; celles prises pendant Mai 68 (où Pierre Guyotat est pourtant arrêté à deux reprises) sont très peu politiques, etc. Le ton parfois détaché de ces notations ne doit pas étonner. Les événements sont vécus, mais non forcément analysés ou théorisés. C’est l’œuvre qui guide la prise de note. C’est d’ailleurs souvent plus tard, et en direction de l’œuvre, que cette analyse se fait. Ce qui est proprement traumatique n’est jamais non plus traité longuement, mais prend son sens à mesure, dans l’œuvre . C’est l’interstice, le matériel, le périphérique, ce qui entoure l’événement qui est traité dans les notes. L’événement, consigné, prend dans l’esprit une autre direction, qui donne son épaisseur au matériau brut, informe, qui s’écrit et se transforme plus tard dans l’œuvre. De l’expérience de la panne, pendant la traversée du Sahara, en février 1968, ne demeure que cette note : « Partis de Tam le 13 Février 1968, sommes arrêtés dans le Nord du Niger, à 75 km d’In Abangarit, par rupture soudure support moteur, après 3 jours de piste dure et 3 nuits angoissantes comme jamais. » (Carnets de bord, 19 février 1968)

La fréquence des notations concernant les autres arts, la musique, la peinture, le cinéma, la photographie, mais aussi la possibilité envisagée d’utiliser telle technique (le contrepoint, par exemple, pour la musique), ou les rapprochements souvent faits par Pierre Guyotat entre son œuvre et les œuvres passées, ne doivent pas étonner. Les Carnets de bord montrent aussi comment l’œuvre d’un créateur se produit au contact d’autres œuvres, par interaction, comment la littérature, les arts peuvent devenir le point de repère provisoire qui fait naître et déclenche l’idée. L’œuvre nouvelle est le prolongement et l’aboutissement des œuvres passées, en même temps que leur renversement. Ce que l’on pourrait appeler « influences », ou « sources », n’est pas quelque chose de passif, mais plutôt un double mouvement de remontée (jusqu’à l’origine, la source) et de redescente (vers l’œuvre en train de s’écrire) : « Ce qu’on appelle en art "apprentissage", "copie des maîtres", "influence", etc. c’est la mise à flot, la remontée vers la source puis sa redescente jusqu’au point d’équivalence chronologique ; la place de cette source, sa hauteur constituant... (spéculatif...) » (Carnets de bord, 23 septembre 1968) L’influence est à envisager, du point de vue de la modernité, comme désir de totalité, d’« œuvre totale » (à rebours du contexte des années soixante : défaite de la totalité, structuralisme, Nouveau roman, etc.) Le problème des « sources » pose aussi celui de la théorie. Pierre Guyotat ne lit que peu de « théorie ». Pour le créateur, la théorie se confond avec la « pratique » de l’art, se construit au contact d’autres œuvres. La théorie est une leçon tirée des œuvres du passé (les siennes propres, mais aussi celles des autres), une hypothèse, garante de la « nouveauté » de l’œuvre à venir. Elle n’est pas un dispositif fixe, qui se fixe, extérieur à l’œuvre, mais se fonde sur l’expérience et sur la sensibilité (artistique, historique), prend en compte les évolutions et les ruptures qui forment l’histoire universelle de l’art ; elle est le produit d’une culture complète -- et Pierre Guyotat est, en ce sens, et sans paradoxe, un « classique ».

Du « journal », on ne pourrait retenir que l’agencement chronologique et le mouvement que celui-ci suppose. Les Carnets de bord, bien qu’organisés chronologiquement, suivent une dynamique obsessionnelle, d’abord rythmée par le mouvement du voyage. L’écriture de Pierre Guyotat est une écriture nomade -- écriture de mouvement, de rythme, d’action. On pense, bien sûr, au Nietzsche du Crépuscule des idoles : « Être cul-de-plomb, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose. » Dès 1964, soit moins de deux ans après la fin de la guerre, Pierre Guyotat retourne en Algérie. De janvier à mars 1967, il voyage entre Bougie (port de l’Est algérien), les Aurès, et le Tassili. De janvier à mai 1968, il traverse le Sahara algérien, jusqu’à In Abangarit, au Niger. Le mouvement et le rythme de l’œuvre fictionnelle, mais aussi des Carnets de bord, suit cette prise de note voyageuse -- notes prises sur le vif, pendant le voyage, sur la tablette du « Combi VW » aménagé, ou dans la nostalgie ou le désir du voyage (le mouvement intellectuel ou physique demeure le même) : description ethnologique, parfois hallucinée, de l’Algérie saharienne, mais aussi, au retour, prolongement des notes prises pendant le voyage à partir d’ouvrages techniques, mélange de choses vues et de choses rêvées : « Fresques Tamrit : rêve éveillé : bordel Constantine, garçons accroupis, léthargiques, le sperme et les eaux colorées (fards, etc.) et le sang des viols de virginité, coulent d’une niche à l’autre ; et le petit lait qu’ils boivent entre les étreintes. Bijoux et déshabillé. Ils s’épouillent dans les cours intérieures, au regard des passants, sous les balustrades de bois vert. » (Carnets de bord, 23 février 1967). Le voyage -- ou le désir de voyage : à Cuba, par exemple, en juillet 1967, dans la nostalgie de l’Algérie (mouvements superposés du corps et de l’esprit) -- donne son rythme et forme la matière des notations comme de l’œuvre fictionnelle. Les Carnets de bord donnent à lire cette matière sous sa forme la plus brute, avant toute transfiguration par et dans l’œuvre, ou pendant le processus transfiguratif lui-même, révélant, du même coup, quelque chose que l’œuvre fictionnelle contient sous une forme logique, esthétique ou poétique. Les Carnets de bord sont aussi bien des « carnets de voyage » -- à travers le monde, mais aussi à travers l’œuvre. Pour le créateur, comme pour le voyageur, l’acte de notation consiste à tenter de tout noter, tout consigner, tout répertorier -- cela même si les notes ne sont jamais relues. La même impression d’inachevé, de raté -- de n’en avoir jamais assez vu d’un voyage, par exemple : « [...] ma hantise d’avoir peu "vu" pendant ce mois d’Algérie » (Carnets de bord, 17 février 1967) -- est ressentie de la même manière par le voyageur et par le créateur : noter, tout, tout le temps, pour ne rien oublier. Que les notes ne soient jamais relues attestent les Carnets de bord comme usage, comme faire : ce qui est noté existe, et son expulsion voue la chose à l’œuvre. Pierre Guyotat s’est expliqué très tôt sur sa pratique d’écriture et sur les trois « niveaux de texte » (« sauvage », « notation », « savant ») qui forment, à l’époque, trois moments d’élaboration de l’œuvre -- passage à la fois historique et simultané du non-sens de l’archaïque au « sens » de l’œuvre publiée. Le « texte sauvage » (entendre la résonnance archaïque, sauvage et mythique), appelé aussi Écrits secrets, est le texte matrice de l’œuvre, le « texte savant », celui publié. Le « texte de notations » se produit simultanément à l’écriture du « texte savant » et du « texte sauvage », comme mouvement alternatif de l’un à l’autre, comme récipient à la fois de ce qui déborde de l’un et de l’autre, mais aussi comme texte qui relance le « texte sauvage » et le « texte savant ». La combinaison de ces trois niveaux de l’œuvre forment trois mouvements solidaires de dévoilement de ce qui ne peut se représenter qu’à la faveur de cette combinatoire : mouvement de dévoilement brut, immédiat (« sauvage ») ; mouvement théorique (« notes ») ; mouvement conscient (« savant »). C’est dire que les Carnets de bord, en tant qu’acte d’écriture, s’intègrent dans l’œuvre au même titre que celle jusque-là publiée. Leur publication, aujourd’hui, ne change rien à la nature de l’acte de notation -- et le paradoxe tient au fait que les Carnets de bord appartiennent à la fois à une pratique combinatoire et accèdent, par cette publication, à l’état de texte dit « savant » par Guyotat lui-même pour qualifier ses livres, publiés ou à publier, de ces années-là. À la fois origine et marge de l’œuvre fictionnelle, point où le « texte savant » se réfléchit, où le « texte sauvage » déborde, les Carnets de bord dévoilent la nature du processus de création qui est à l’origine de la fiction : comment le réel s’articule avec la fiction. Parce qu’ils sont tout entiers tournés vers l’œuvre, la description précise de la chose vue, du souvenir, se prolonge immédiatement en un projet de texte. Le rapport du réel à la vision tient dans le regard qu’un artiste porte sur le monde : la vision préexiste à l’expérience du réel et, en retour, l’expérience vérifie la vision. Les Carnets de bord rendent compte du double mouvement que suit le processus de création, du réel vers l’œuvre et de l’œuvre vers le réel. Double mouvement à la fois simultané (dans la prise de notes : coïncidence de la figure et de l’original, prolongement et vérification simultanée) et successif (l’œuvre écrite, il reste à « vivre » la chose écrite, c’est-à-dire, entre autre, à la vérifier dans le réel). Dire que le réel vérifie la vision signifie aussi que rien n’est écrit qui ne soit éprouvé : par l’expérience, mais aussi, dans l’œuvre, techniquement et matériellement. Il faut, en ce sens, prendre très au sérieux ce que confie Pierre Guyotat dans un entretien consacré à Tombeau pour cinq cent mille soldats (été 1967) : « Mon livre est un livre engagé dans la mesure où il m’engage à vivre ce que j’écris. » (Littérature interdite, Gallimard, 1972). Non pas vivre les événements, les situations ou les postures de la fiction, mais retrouver, dans le réel, dans l’expérience et dans la vie ce que l’œuvre et la langue ont pré-senti. Tombeau pour cinq cent mille soldats est aujourd’hui vérifié par les livres d’histoire sur la guerre d’Algérie. La fiction précède de loin sa vérification historique : « [...] je ne suis pas "trop en avance" ; non, tous les "poètes" sont toujours et pour toujours en avance : Sophocle est encore en avance, aujourd’hui ; car l’écrit est, dans le cas du « génie », par définition, toujours en avance sur le fait (décalage signifié-signifiant) » (Carnets de bord, 9 mars 1969).

C’est ce cheminement complexe (de la création, mais aussi de la lecture ), du réel à la vision qui, ne pouvant être envisagé du point de vue de la loi, conduit à interdire (Tombeau pour cinq cent mille soldats est menacé, Éden, Éden, Éden, sera interdit), ou, dans le cas de l’Armée, à confisquer des notes et à emprisonner leur auteur. À ce titre, les « notations de corps », par leur fréquence, leur précision, doivent être intégrées dans le processus poétique qui articule le réel à la vision. Un corps, croisé, décrit, est d’abord pré-vu, imaginé. Le réel et la description viennent alors épouser la pré-vision de ce corps -- c’est dans cette coïncidence que le corps devient une figure dans la fiction : « Pour Éden : garçon à moto puissante, carré, brun, bleu travail sous blouson noir like wazzag seen rue Monge. » Les figures de la fiction (Wazzag, par exemple, pour Éden, Éden, Éden) deviennent, en retour, dans le réel, des genres, des « types » (des corps, croisés, deviendront « wazzagiens », ou un « wazzag », avec une minuscule) : « Môme vu face, 16 h. hier, la garce brune, blouson noir, lévis noir, le gros roux blond gros jeans, gros blouson, chevelure wazzag ; et le môme superbe, populaire, balancé noble, tout en gris, noir tergal, brun wazzaggien, genre Chouchou de Bourg-Argental. » (Carnets de bord, 25 janvier 1969) Par un effet de redoublement, le réel déclenche le réel, se superpose, se mélange à la figure (au type « chien », par exemple) : « Repensé à celui (ressemblant à 1 vu à Aigues-Mortes et à un autre vu devant le Tabac-souvenirs aux Sainte-Marie) vu à L’Hospitalet, en même temps que le jeune « chien » : polo rouge, lévis coton carreaux beige, brun, paysan légèrement laid, lèvres humides, bas corps forçant le coton. » (Carnets de bord, 27 septembre 1968) C’est cette simultanéité des types du réel, qui se redouble des figures de la fiction, se brouille, par superposition, qui va produire de la fiction . Les notations de corps sont à la fois un prolongement, une excroissance passagère et dynamique de l’oeuvre, la garantie de sa continuation (elles viennent soutenir l’écriture), et l’origine, l’esquisse de figures qui viennent alimenter la fiction. Elles s’intègrent naturellement dans l’acte de création artistique -- celui du peintre, notamment. L’artiste se maintient dans une situation permanente d’observation : entre les périodes de travail, mais aussi pendant, le lien avec le réel, avec la matière, doit être conservé -- à cela répond le besoin d’esquisse, d’ébauche, de dessin. Comme le peintre, Pierre Guyotat croque, sur le vif, un portrait, un corps, une silhouette, une posture, une attitude, des corps en mouvement, leurs vêtements, leurs outils souvent (la fréquence des apprentis, des ouvriers, des corps de « manuels »), leur environnement, etc. L’artiste croque des figures « normales », prises dans la vie, pour lesquelles il imagine un métier, parfois une généalogie ; il esquisse la vie et l’environnement d’une figure au repos, avant qu’elle ne s’anime et ne se transforme dans la fiction. Comme tout artiste, Pierre Guyotat se maintient dans un état d’observation, de désir, de nostalgie de la création à retrouver. Les notations de corps entretiennent l’artiste dans la pensée de corps, même si ces corps ne sont pas toujours utilisés. La figure, le corps pré-vu, imaginé puis décrit, esquissé, est un point de fixation amoureux : les notations ne sont pas toujours sexuelles, jamais obscènes, mais la description précise, charnelle, les corps magnifiques : « Dans le métro retour Père Lachaise, le jeune couple enlacé : lui, cheveux légèrement frisés, le long et brutal baiser qu’ils se donnent, elle échevelée. Puis, ils se désétreignent pour descendre à leur station, lui bandant sous le jeans de coton beige. » (Carnets de bord, 1er octobre 1967) C’est en ce sens que Pierre Guyotat peut écrire : « Mes textes sont de vrais chants d’amour. » (Carnets de bord, 24 septembre 1968) -- le travail de création est un travail amoureux.

Aussi bien, la publication des Carnets de bord répond à une volonté de révéler le « secret » de l’œuvre. De révéler, à la fois, les lignes visibles du créateur seul (les esquisses, les ébauches, la matière), mais aussi quelque chose qui ne peut se dire autrement que par cette dialectique du secret et du dévoilement, en quoi consiste cette publication (secret de l’œuvre, dévoilement des Carnets de bord, et articulation, par la lecture, de l’un et de l’autre). Secret dont Pierre Guyotat a souvent parlé , et qui se dissimule entre la hantise et la fascination, le désir et l’horreur face à l’esclavage (la « mise en prostitution », l’asservissement d’un corps, le système concentrationnaire). Le secret, ce que l’on cache ou ce qui est caché, n’est pas de l’ordre du sens : il est impossibilité de dire sans mal dire. Il est le secret de la langue elle-même, sensible dans ses transformations : il faut se demander non pas pourquoi transformer la langue, mais comment -- la réponse à ce comment est une réponse au secret. De la même manière que les notations de corps, par leur rythme, leur fréquence, leur précision, forment le centre obsessionnel de l’œuvre fictionnelle, les notations concernant les camps de concentration nazis (mais aussi la guerre, le sexe , l’esclavage, la prostitution, etc.) forment, à l’état le plus brut, la matière de cette hantise-fascination du corps prostitué, asservi, déshumanisé, qui va produire, dans la fiction, la scène esclavagiste : le maître, le client et le putain. Les notations de corps produisent les figures, les notations sur le système concentrationnaire, l’insoutenable de la scène esclavagiste. À ce titre, les Carnets de bord s’inscrivent doublement dans l’œuvre, dans un rapport qui est à la fois de succession et d’obsession. La narration suit l’ordre successif de la langue -- bien que tous les procédés visent à en faire un simultané (participes, incidentes, néologismes, répétition, etc.) --, en même temps qu’elle se retourne, se reprend, piétine autour d’un centre unique (la « scène esclavagiste »). De la même manière, les Carnets de bord, bien que suivant l’ordre chronologique, reprennent un motif (les corps, les camps) qui organise ce successif autour d’un centre. Ils répondent, comme toute l’œuvre, à une dynamique obsessionnelle plus que temporelle, qui a pour cœur la beauté et la cruauté.

A noter aussi, la reparution des deux premiers livres de Pierre Guyotat, Ashby et Sur un cheval (Seuil), ainsi qu’une très belle biographie de Pierre Guyotat par Catherine Brun (Léo Scheer).

Les Carnets de bord paraissent aux éditions Lignes&Manifeste.

 



Valérian Lallement

Né le 12 juillet 1972 à la Maternité Pinard, à Nancy, il est prédestiné. Professeur en désinhibition cataclysmique, alcoolique sur le retour, polytoxicomane militant, pervers oligomorphe et raisonné, surfeur débutant, Valérian Lallement est aussi l’auteur d’une thèse de Littérature Française sur Pierre Guyotat, la littérature, et la loi. Rédacteur en chef du numéro 8 de la revue Hermaphrodite, con-sacré à la Porno(graphie). Co-fondateur des éditions du même nom. S’est fait appeler, un temps, Valérian le Triomphant. Se méfie des rebelles comme des collabos, des militants comme des prosélytes : ne rien accepter, n’est pas tout refuser : le Triomphant sait bien cela.

 




 

 

En Résumé Plan du Site Le Collectif La Rédaction Contact Catalogue Lettre d’Information
Textes & illustrations sous COPYRIGHT de leurs auteurs.