Interview de Yann Kerninon pour son livre :
Moyens d’Accès au Monde (Manuel de survie pour les temps désertiques)
Ed. Le Bord de l’Eau


   

 

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Propos recueillis par Sébastien Lecordier

Sébastien Lecordier : L’introduction du livre, intitulée « Prélude en Requiem », se clôt par une belle phrase, fragile, bancale : "J’écris des interstices, avec les bruissements , entre les grains de sable du désert de l’époque. En vérité, j’écris d’un autre monde qui mûrit sa naissance. Peut-être". Que signifie ce "Peut-être" qui laisse entrevoir l’infime possibilité que quelque part, quelqu’un, un être authentique, puisse « trouer le désert » ? Et qui est cet être authentique ?

Yann Kerninon : Le point de départ principal de Moyens d’Accès au Monde est ce que Nietzsche nomme le désert. A savoir, l’avènement d’une société qui déborde d’opinions, de convictions, de modèles, de techniques, de solutions et de théories mais qui malgré cela (en vérité à cause de cela !) ne produit plus que du vide. S’il serait incohérent de ma part d’opposer à ce désert une « solution », ou d’ériger un nouveau système quel qu’il soit, en revanche, écrire, vivre et œuvrer entre les grains de sable du désert, c’est en quelque sorte assumer l’errance. Et plus encore, c’est l’affirmer comme fondement de la nature humaine et de sa propre nature. Affirmer que ce que l’on fait est foutu d’avance, minuscule, ridicule, est peut-être une piste pour rester en contact avec les choses les plus essentielles. La figure du dandy, qui est aussi le fil rouge de mon livre, procède de cela. Car le dandy, parce qu’il travaille à quelque chose de plus essentiel que les opinions, tâche d’échapper au désert et de fonder un précédent : il veut prouver la possibilité de vivre autrement qu’en seul domestique du désert.

Sébastien Lecordier : Lors de la lecture du livre j’avais l’impression que le réel vous « éclaboussait » de sa vulgarité et que vous cherchiez à lui répondre. A coup de réflexions, de citations.

Yann Kerninon : Moyens d’Accès au Monde est en effet une tentative de réponse au caractère terrifiant de la vulgarité ambiante. Mais précisons bien : par vulgarité, il ne faut pas entendre que l’étymologie du mot (vulgate) qui désigne le peuple, la populace. La vulgarité actuelle est beaucoup plus subtile. Elle peut être totalement absente chez certains personnes modestes et criante chez certains parvenus.
Gilles Châtelet a écrit avant de se suicider un livre magnifique dont le titre est éloquent : Vivre et penser comme des porcs. Il y décrit notamment le passage d’une époque naïve, un peu adolescente mais enthousiaste (mai 68, les années 70) à une époque de bassesse, de cynisme et de résignation froide (des années 80 à aujourd’hui). Vivre et penser comme des porcs, quelle que soit sa classe sociale, c’est ça la véritable vulgarité. Ne pas penser, se contenter des quelques incantations spiritualistes, écologiques ou humanistes, servir les systèmes les plus absurdes tout en faisant mine de les dénoncer ou de les servir au second degré, dans une sorte de mascarade absurde et généralisée. C’est ça vivre et penser comme des porcs. Moyens d’Accès au Monde est présenté comme un « manuel de survie pour les temps désertique », il constitue aussi, pour le dire autrement, un bréviaire pour ceux qui ne veulent pas vivre et penser comme des porcs.

Sébastien Lecordier : Pensez-vous que "Le suicide est le seul problème philosophique vraiment sérieux", vous qui essayez de ne rien prendre au sérieux ?

Yann Kerninon : Ne pas se prendre au sérieux et donc être vraiment sérieux, c’est toujours garder un peu à l’esprit la question du suicide - seule vraie question philosophie - et se demander ainsi chaque jour : « que faire ici et maintenant entre survivants du suicide ? ». Voilà une vraie question. Le reste n’est que mensonge. Si l’on part de là, alors il devient possible de se battre pour son entreprise, la réforme de la fiscalité ou plein d’autres choses... et tant qu’on ne l’a pas fait, on reste dans l’imposture. Malheureusement, plutôt que d’affronter les questions essentielles, notre époque, préfère que l’on se « divertit », c’est-à-dire que l’on se « dé-tourne » (au sens étymologique du terme).

Sébastien Lecordier : Vous avez décidé de dire oui à la puissance subversive qu’est la vie tout en ayant pleinement conscience de sa fin inéluctable, la mort. Est-ce cela la vertu du baroque, de faire cohabiter deux réalités opposées, vous qui vous référez beaucoup à ce mouvement ?

Yann Kerninon : Le souci du dandy c’est, en quelque sorte, de préserver le cœur même de la vie, de tâcher d’incarner (au sens de marquer dans sa carne, dans sa chair) ce qui lui semble définitivement disparaître dans le monde qui l’entoure. Baudelaire parlait des dandys comme des derniers représentants « de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité  ». L’orgueil des dandys dont parle Baudelaire, et qui me touche, n’est pas un orgueil hautain et pédant. Il s’agit simplement, de l’orgueil de celui qui refuse de vivre et penser comme un porc.
Dans cette tâche, le baroque trouve naturellement sa place. Il est en effet la tentative de résoudre les contradictions sans prétendre les résoudre. Le baroque, et en particulier la musique baroque, est une mise en scène constante de la plus grande joie et de la plus grande tristesse, du désespoir et de l’espoir qui repose dans le désespoir même. Elle reste dans l’indécision permanente ; dans l’affirmation de cette indécision, entre espoir et désespoir. C’est pour cela qu’elle est une tension. Ce qui me touche dans le baroque, c’est cette tension entre vie et mort, une tension qui correspond à celle des êtres qui font face au suicide et luttent néanmoins chaque jour pour se maintenir en vie.

Le site de l’auteur : www.yannkerninon.com
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Photo : Benjamin Boccas

 

 




 

 

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