Entretien chanson bière et choucroute
Blair : Miction de moutarde sur tubercule dévoyé

par Olivier Pisella,    

 

DANS LA MEME RUBRIQUE :

La résistance par le rire
Maurice Lamy
Lefred-Thouron
Bernard Lubat & la Cie Lubat de Gasconha
Jérôme Savary : le Grand Magic Circus, mai 68 et le rire de résistance
Entretien avec Jonaz
Mesrine le magicien
Choron dernière
Entretien avec Benoit Delépine : Groland & Louise Michel
Siné Hebdo
Maurice Siné, attention chat bizarre !
Christian Laborde : L’interdiction de L’Os de Dyonisos
Quentin Faucompré
Grisélidis Real
Une voix douce
J’ai avalé un rat
Mike Horn. Profession : aventurier de l’extrême.
Riad Sattouf : "Les nouveaux contes de la raison ordinaire"
Lyzane Potvin, artiste résolument féminine
L’incendiaire
Sébastien Fantini
Tatouages
François Corbier : « J’ai peur qu’on vive dans un pays où tendre la main à quelqu’un, c’est devenir un délinquant. »
Elias Petropoulos sur Radio-Libertaire
Jacques Vallet
Maître Emmanuel Pierrat
Jean Rustin, le dernier des mohicans
Christian Zeimert, peintre calembourgeois
Alejandro Jodorowsky
Blair : Miction de moutarde sur tubercule dévoyé
Miossec, le retour du marin
Assassin : rap et révolution
André Minvielle
Siloé, photographe du merveilleux quotidien
Guillaume Pinard : voyage en Conconie !
Christophe Hubert, toporophile dans l’âme
Matéo Maximoff, la naissance de l’écrivain tsigane
Romain Slocombe
Fernando Arrabal
ZOO, les derniers animaux contraints à quitter le navire
Jean-Marc Mormeck
Tristan-Edern Vaquette : "Je gagne toujours à la fin"
Jean-Louis Costes, la naissance d’un écrivain
Grand Corps Malade
Moyens d’Accès au Monde (Manuel de survie pour les temps désertiques)
Stéphane Bourgoin, profession : chasseur de serial killers
Les Invasions barbares de Rodolphe Raguccia
Laetitia, Reine-mère du porno X amateur
Noël Godin, maître ès tartes à la crème & subversion
Renaud Séchan, couleur Rouge Sang


 

« Choucroute » caractérise cette couleur atroce du ciel au point du jour, alors hérissé de cris stridents, pics à glace lancés par des volatiles au bec déployé, impudiques et braillards ; c’est aussi un plat succulent autour duquel Blair et moi-même nous réunîmes le 29 novembre 2005. Musicien et chanteur (quand il ne s’adonne pas aux nœuds de cravate), Blair est l’auteur de deux albums fortuits : Les choses ne sont pas bien (Bond-Age Records, 1995) et La pantomime des bouffons (auto-produit, 2005). Blair, un parangon d’anachronisme classieux et d’élégance circonstanciée, entre pop bourgeoise, miction de moutarde sur tubercule dévoyé, et musique de chambre (de punk) ; un entretien qui vous laissera interdit ainsi qu’un clou de girofle entre les dents.

En guise d’apéritif, une petite pomme de terre

Blair, pourquoi avoir choisi ce pseudonyme qui salit le patronyme d’un célèbre homme d’État britannique ?

D’abord je l’ai pris avant qu’il ne soit connu, à la fin des années 80. En fait, au départ, le frère d’un copain... je te préviens ça n’a aucun intérêt !

J’espère bien. Moi-même j’ai rédigé mes questions dans l’espoir d’avoir quelques réponses de merde.

Tu ne seras pas déçu. Donc c’est le frère d’un copain qui donnait des surnoms à tout le monde, et il avait trouvé Blair pour moi, vaguement en rapport avec mon nom...

Pour moi, Blair était l’abréviation de blaireau. Je pensais qu’il y avait une dimension masochiste là-dedans...

Oui, qui est réelle, mais en l’occurrence je ne crois pas qu’il ait percuté là-dessus. Il y avait sans doute une notion de nez, car mon nez est un peu gros - certes pas spectaculaire, mais un peu gros - et on a dû me charrier avec ça. J’ai des amis, entre guillemets, qui m’ont toujours manifesté leur amitié en se foutant de ma gueule. Enfin il n’y a pas de réponse vraiment satisfaisante à ta question. Donc, Tony Blair est devenu connu un peu après. Ça me faisait marrer au début de voir Blair sur les unes des journaux, mais ensuite plus du tout. Le procès est en cours.

Blair, quelles sont les études à suivre pour devenir Blair ?

Le concept pour devenir Blair, c’est de ne jamais prendre de décision. Attention, ce n’est pas un truc que je conseille du tout. D’ailleurs je ne conseille pas de devenir Blair. Pour te répondre, après le bac j’ai eu un parcours un peu erratique puisque mon but était de ne jamais choisir exactement ce que je voulais faire, en repoussant le moment de la décision de ce que je deviendrai. Et quand tu fais ça et que tu es un minimum bourgeois, tu aboutis à Sciences-Po. J’ai donc fait successivement une maîtrise d’histoire, Sciences-Po, après j’ai passé deux ans à faire croire à mon entourage que je voulais passer l’agrégation... Je me mélange peut-être un peu dans la chronologie, parce qu’à un moment j’ai fait un DEA d’histoire... Ça, ça devait être, euh... Et puis j’ai fait mon service au milieu de tout ça... Enfin je ne sais plus.

En ce qui concerne la musique, comment as-tu commencé ?

J’ai fait des études de piano quand j’étais gamin, à partir de... à partir de dix ans, je crois... Mais d’abord j’ai pris des cours de flûte traversière. Tout le monde dans la famille jouait du piano, de la guitare, etc., donc moi j’ai choisi la flûte traversière. On m’en avait prêté une car c’est très cher comme instrument. C’était au conservatoire, c’était chiant. Au conservatoire, on doit faire un an de solfège avant de commencer tout instrument, comme ça on ne garde que les plus persévérants - qui ne sont pas forcément les plus musicaux. On n’a pas réussi à me dégoûter sur l’année de solfège car je le connaissais déjà, autant que je ne le connaîtrai jamais, c’est-à-dire pas beaucoup, mais je ne sais plus pourquoi, j’ai abandonné. Par la suite j’ai pris des cours de piano, avec un professeur à qui je dois beaucoup.

As-tu envisagé de faire une carrière musicale ?

... Non, pas vraiment. Comme je ne voulais jamais choisir, je voulais tout faire à la fois. Du coup j’ai pris un boulot à temps partiel, et puis un jour mon fils a décrété sur un caprice qu’il voulait manger tous les jours, alors j’ai dû travailler plus et faire moins de musique.

Avant d’être Blair, je me suis laissé dire que tu étais The Pouet. Qu’est-ce que The Pouet ?

Oui, au départ il y a eu The Pouet. C’était un groupe très en avance sur son temps : nous ne savions jouer de rien, nous nous contentions de faire beaucoup de bruit en hurlant des insanités. Ce type de concept se vend très bien aujourd’hui, nous sommes arrivés trop tôt. Par la suite, des grumeaux de musique ont commencé à s’agglomérer dans le magma sonique originel. Quand ça s’est mis à ressembler trop à des chansons, les autres se sont un peu éloignés, sentant peut-être que je trahissais le concept. Ensuite ils ont commencé à avoir des vies, enfin des genres de vies, et moi la vie ça ne m’intéressait pas tellement à l’époque. Ceci dit, les membres du Pouet continuent à participer aux enregistrements de Blair et du Peuple de Gauche. Petit Régis et son amie Camille (qui était à peine née à l’époque du Pouet, je ne lui ferai pas l’insulte de l’amalgamer au groupe) interviennent à plusieurs reprises sur le dernier album. Bar a aussi prêté son organe puissant pour ajouter un peu de fascisme dans les Lasagnes. Docteur Pierre découpe des cadavres à Amsterdam.

Il y a dix ans sortait Les choses ne sont pas bien chez Bond-Age Records, ton premier album « marrainé » par les Nonnes Troppo. Comment t’ont-ils repéré ?

Ça c’est une bonne question. Qu’est-ce que tu en penses au fait ?

De la choucroute ?

Oui.

Tu sais Blair, je suis féru de choucroute depuis tout petit. Et depuis tout petit, je nourris l’espoir d’en consommer une qui ne sorte pas d’une boîte de conserve. Ce rêve, aujourd’hui, il se concrétise. Il se trouve que pour l’instant je me suis surtout concentré sur le chou, et je le trouve merveilleux d’ailleurs, parce qu’il a un côté croquant qu’on ne retrouve pas dans les conserves.

Et tu verras que la charcuterie elle aussi, elle est très très bonne. La question c’était... comment les Nonnes Troppo m’ont repéré. À l’époque je traînais beaucoup à La Clef, à Saint Germain en Laye, et à ce moment-là, tous les ans, il y avait la compilation « Radio Bond-Age ». Néry des Nonnes, ça l’avait fait marrer la chanson Pomme de Terre et j’ai dû me retrouver comme ça sur la compil’... et puis j’avais des maquettes qui devaient traîner à la Clef... J’ai une très mauvaise mémoire, j’efface tout au-delà d’un ou deux ans... Voilà, et par la suite Bond-Age m’a proposé de faire l’album, les Nonnes Troppo m’ont permis de faire leur première partie au Divan du Monde... Je me souviens que je jouais en costume de gendarme, c’était l’époque où je faisais mon service.

Quel âge avais-tu à la sortie de cet album ?

24 ans. L’album est sorti le jour où je suis parti remplir mes obligations militaires.

Quel en a été le succès et quelles furent les critiques d’alors ?

Les échos, pour le peu qu’il y en a eu, ont été plutôt bons, je crois qu’il y en a eu 3 000 de tirés. Je ne sais pas combien j’ai pu en vendre à des gens qui croyaient acheter un nouvel album des Nonnes Troppo, parce que sur la jaquette il y avait le label du couvent et « Nonnes Troppo » était mentionné. D’ailleurs il y a eu des courriers d’insultes à Bond-Age, criant à la supercherie. Je sais que la chanson Pomme de Terre est passée sur Skyrock pendant une certaine période, particulièrement dans l’émission Super Nana où j’ai été invité une fois.

C’est de la moutarde un peu sucrée, comme la Savora.

J’ai répondu là ou pas ?

Oui, ça me semble pas mal... Finalement 3 000 exemplaires c’est assez peu au regard du succès d’estime de cet album...

Il faut dire que c’était le degré zéro du marketing. Chez Bond-Age, ils avaient autre chose à foutre.

Est-ce qu’une réédition est prévue pour ce dixième anniversaire des Choses ne sont pas bien ?

Pour l’instant non, on verra pour le quinzième.

Une recherche approfondie sur Internet montre que les rares pages qui mentionnent ton existence sont des commentaires lapidaires de nostalgiques, le plus souvent élogieux, sur des forums et sur des sites de vente par correspondance qui ont maintenu le référencement de ton premier album (désormais presque introuvable). Tu déclares pourtant sur ton site que ta vie sociale est très limitée, et que seulement une demi-douzaine de courriers électroniques te sont personnellement adressés chaque mois. Alors où sont les fans ?

C’est la question que je me pose en ce moment. Mon site n’est pas encore très bien référencé mais il permet à certains fans de retrouver ma trace. Ce qui fait plaisir c’est que lorsque je fais un petit effort marketing, que je me signale sur d’autres sites par exemple, j’ai des retours. Et en fait entre le moment où on a fait cette interview et celui où je la relis, plusieurs mois après, pour la corriger et rajouter des trucs que je serais incapable d’articuler par oral, j’ai reçu pas mal de mails de fans.

Tu reviens aujourd’hui avec un nouvel album intitulé La Pantomime des Bouffons, en collaboration avec « le Peuple de Gauche ». S’agit-il d’un groupuscule mettant en danger la République, qui comme chacun sait, est et demeure Une et Indivisible ?

Elle est Une et Indivisible, mais elle n’est rien sans le Peuple de Gauche, qui je te le rappelle à créé la République. Le Peuple de Gauche est une entité mystique, fort vénérée par une partie des habitants de ce pays, et qui a délégué deux ou trois avatars auprès de moi pour m’aider dans ma Mission. Le premier à qui j’ai eu affaire est Julien Besse, qui joue de la basse. Il est le bassiste de Lab, un groupe de dub connu (http://www.mille-milliards.com/).

Que tu aimes bien ?

Oui j’aime bien, je suis allé à un concert et ça m’a bien plu. Ceci dit, en pratique, j’écoute surtout du classique. Pour faire bien. Il y a dix ans je n’en écoutais pas, mais maintenant j’habite dans le VIIIe quand même faut pas déconner. À vrai dire je n’habite plus le VIIIe depuis l’interview, à présent je vis dans un quartier moins classe en province, et du coup je me remets un peu à écouter plus de rock et de chanson, c’est curieux. J’ai une pensée assez émue quand j’évoque Julien Besse... Quand je l’ai rencontré il avait un look de gauchiste épouvantable, avec des dread-locks et tout, et j’avais été assez surpris d’en entendre sortir un discours non seulement agréable, mais intelligent. Ce fut une étape importante dans mon parcours de bourgeois.

Les musiciens de ton premier album sont-ils ceux qui constituent aujourd’hui le Peuple de Gauche ?

Non, pas du tout... pas tellement. Julien ne joue pas sur ce premier album (mais il l’a mixé), Manu [Emmanuel Reveneau] non plus ; il est un membre des Éditions Suco, un groupe rencontré à la Clef qui m’avait convaincu qu’on pouvait chanter un peu tout ce qu’on voulait sur scène ; il poursuit aujourd’hui des activités musicales d’avant-garde, ne le manquez pas s’il passe près de chez vous. Et puis Jean-François Domingues, qui est un vrai guitariste et un vrai bassiste doublés d’un vrai musicien, qui a vraiment étudié la musique et tout et tout, et qui remplace désormais Julien... Ils jouent tous les trois sur le dernier album, Julien de la basse et du violon, Manu de la guitare, de la clarinette, du violoncelle et divers autres instruments, Jean-François aussi... Aujourd’hui, donc, le Peuple de Gauche se compose sur scène d’Emmanuel et Jean-François, qui alternent basse et guitare. À l’époque des Choses ne sont pas bien je tournais avec un contrebassiste qui s’appelle Jean Cortes, du groupe Tuttu Lombardi, avec qui on avait joué au Sentier des Halles.

Peux-tu nous expliquer le sens et l’origine du titre de ce nouvel album : La Pantomime des bouffons ?

C’est en rapport avec une citation d’Ammien Marcellin [« Qu’arrive-t-il ? Le peu de maisons où le culte de l’intelligence était encore en honneur sont envahies par le goût des plaisirs, enfants de la paresse. On n’y entend plus que voix qui modulent, qu’instruments qui résonnent. Les chanteurs ont chassé les philosophes, et les professeurs d’éloquence ont cédé la place aux maîtres en fait de voluptés. On mure les bibliothèques comme les tombeaux. L’art ne s’ingénie qu’à fabriquer des orgues hydrauliques, des lyres colossales, des flûtes, et autres instruments de musique gigantesques, pour accompagner sur la scène la pantomime des bouffons. »], un historien latin qui occupait de hautes fonctions dans l’entourage de l’empereur Julien au IVe siècle. J’ai découvert cet auteur quand j’étais en licence d’histoire, on avait un prof de TD fort sympathique (Mr Barbe, je crois) et qui nous avait donné plusieurs textes rigolos. Ammien était un réactionnaire païen dans un monde en pleine christianisation. J’aime assez cette période intermédiaire entre le début de la christianisation de l’Empire et la disparition des derniers tenants de l’ancienne religion. Et puis la façon dont Ammien radote sur la décadence de l’occident païen... Enfin on s’amuse comme on peut à mon âge.

Comment s’est élaboré cet album ? Les chansons sont enregistrées, semble-t-il, depuis assez longtemps.

Les chansons sont pour la plupart assez anciennes. En fait l’album aurait très bien pu être enregistré et sorti presque tel quel il y a sept ou huit ans. Je suis une vraie larve.

Il y avait deux titres en anglais dans ton premier album, aucun dans ce nouvel opus. Existe-t-il une question pertinente à te poser à partir de ce constat ?

J’ai reçu des pressions de la part de copains pour ne pas mettre mes chansons en anglais dans le nouvel album, parce que soi-disant c’est ridicule. Au départ j’avais des ambitions pop, mes références c’était les Beatles, toute la musique anglo-saxonne des années 60-70, et j’avais donc tenu à mettre mes chansons en anglais dans le premier album. Finalement j’ai quand même mis des titres en anglais dans La Pantomime des bouffons - clandestinement, dans la partie « album caché ». Car, j’ai tenu à mettre tout un album à la place de la traditionnelle chanson cachée. Et cet album comporte des chansons en anglais. Ainsi que des chansons d’amis - notamment Dylan Bendall, de Lab, qui est Anglais lui-même, et du coup tend à chanter en anglais. En réécoutant Les Choses ne sont pas bien, je trouve du reste que Baby Face est à peu près tout ce qui reste d’écoutable sur ce disque.

Souvent, ceux qui écoutent ton premier album disent : « on dirait qu’il chante faux ».

On ne dirait pas seulement, il n’y a qu’à écouter Guglu, notamment. Mais tu sais que, justement, sur Les Choses ne sont pas Bien, je voulais prendre des cours de chant et le gars de Bond-Age m’en avait dissuadé, m’expliquant que ça allait bien avec le reste, que ça faisait partie de mon identité. Bon depuis j’espère que ça s’est un peu amélioré quand même.

Quels sont les artistes que tu as écoutés et que tu écoutes aujourd’hui ?

À l’origine, j’écoutais des chansons, principalement celles de mon père qui en a écrit des centaines ; il enregistrait un disque par an, pour la famille. Et puis j’ai écouté Brassens, Béart, Joe Dassin, Dick Annegarn et c’est à peu près tout. En 82 on a eu une platine CD, du coup j’ai commencé à m’acheter plein de disques, les Beatles, les Who, Pink Floyd, etc. Puis je me suis forcé à écouter du classique pour emmerder mes parents, et j’ai fini par y prendre goût. Au début c’était surtout des compositeurs du XXe, Ravel, Bartók... qui sont plus accessibles, à mon avis, quand on vient de la pop. Et puis je me suis fait avoir par les pratiques marketing honteuses des éditeurs de classique, qui m’ont rendu dépendant à leurs vieux machins amortis cent mille fois.

Concernant ton univers littéraire, peux-tu me parler de tes références puisqu’il s’agit là d’un point essentiel de tes créations : le livret de ton premier album comportait des citations de Dostoïevski ; tes propres textes sont d’une écriture élégante, au vocabulaire riche et parfois suranné, et souvent animés de sujets scabreux ou désabusés. Quel est ton processus d’écriture ?

Dostoïevski c’est l’auteur que j’ai découvert quand j’ai vraiment commencé à lire, je devais avoir 22 ans. Avant j’avais bien lu des trucs mais... je suppose que j’ai dû lire pas mal quand même parce que j’étais un garçon un peu autiste, il faut bien que j’aie fait quelque chose pendant toutes ces années (mon camarade Jake Raynal dit qu’il se souvient de moi jouant des choses affreuses au piano pendant toute la journée, sans sortir ni parler à personne). Dostoïevski, je n’ai jamais rien lu depuis qui m’ait autant marqué. Il y a eu deux périodes dans sa carrière : au début de sa vie, c’était un genre de petit branleur gaucho à cheveux longs, qui étalait partout ses états d’âme de bourge honteux pour plaire aux gonzesses. Sauf que, dans la Russie de Nicolas Ier, les comme lui, on les envoyait direct en Sibérie, de préférence après un simulacre d’exécution pour bien leur faire comprendre qui c’est le chef. Et bien ça a très bien marché : quand il est revenu, il n’était plus gauchiste du tout, et il écrivait enfin des choses intéressantes. Comme Soljénitsine, tiens, d’une certaine manière. Je me demande pourquoi on ne fait plus ça. À propos de gauchistes, il faut absolument lire Les Démons (ou Les Possédés, ça dépend des traductions). On y trouve une satire des groupuscules activistes absolument grandiose, aussi drôle que celle des Monty Pythons dans La vie de Brian, dans un genre un peu différent (mais pas tant que ça). Bon après, mon processus d’écriture, ben... Je ne sais pas.

Pourquoi une telle récurrence de certains thèmes dans tes chansons : les handicaps physiques ou la maladie (la myopathie semble d’ailleurs tenir une place de choix, en compagnie de la mononucléose) (Guignol, Pourquoi), la laideur (Gontran), le sang (Guglu, Déchet), ou les enfants (Les Ourses d’Elisée, Les Petits Nabots) ?

D’abord je suis petit. J’ai toujours été le plus petit de la classe. Aujourd’hui, il est vrai, je fais juste un centimètre de moins que la moyenne des adultes à l’époque où je suis né, mais entre-temps la moyenne a augmenté. J’ai souvent le sentiment d’appartenir à une espèce animale différente de celle des grands. Enfin les grands grands, hein, pas ceux qui me dépassent juste un peu. Bon après il est sûr que beaucoup de mes chansons partent d’un sentiment aigu de racornissement intérieur. Il y a sans doute aussi ce complexe d’infériorité, partagé plus ou moins consciemment par beaucoup de gens de ma génération, vis-à-vis de la génération précédente. Pour schématiser, nos parents ont été élevés à la dure et ont grandi dans un monde qui allait toujours mieux, en partie grâce à leurs efforts. Nous, nous avons été élevés à la molle et nous grandissons dans un monde qui pourrait peut-être continuer à aller mieux si nous étions nos parents mais qui va vraisemblablement partir en couille parce que nous sommes des merdes. C’est une sensation frustrante, souvent.

Dans ton répertoire, Pomme de Terre fait figure de tube. Une chanson qui continue de circuler sur Internet, que certains s’obstinent à chantonner quand leurs parents ne les voient pas, et dont le texte se prête difficilement à la narration. Que raconte cette chanson et quelle en est la genèse ?

Je me souviens exactement de quand je l’ai écrite, c’était en janvier 93. Il ne s’est rien passé de spécial en janvier 93, je ne sais pas pourquoi j’ai retenu cette balise-là. C’est le moment où... j’ai compris que ne pourrai pas être une pomme de terre. Jusque là je cherchais toujours à éviter les choix. Pour moi c’était vraiment l’évidence : ne rien faire, surtout ne rien faire. Ma devise était à l’époque : « dans la vie, il ne faut jamais rien tenter, parce qu’on risque de rater ». Si j’avais un idéal quand j’étais post-adolescent (quand j’étais adolescent proprement dit, je voulais être curé, c’est différent), c’était de voir où cette attitude m’amènerait, me regarder sombrer avec détachement dans le rien. Je rêvais d’être un légume. Et je pensais que je serais assez fort pour me laisser tomber jusqu’au fond sans souffrir. En janvier 93, j’ai compris que je n’avais pas les couilles d’être une pomme de terre. Il allait falloir que je me lance dans la course à la vie avec un certain nombre d’années de retard (que je n’ai toujours pas rattrapées, d’ailleurs). C’est une chanson que j’ai écrite dans un moment de grande détresse, en fait. Et ça a fait marrer tout le monde. Les gens sont des salauds.

Est-ce toujours l’unique chanson dont les spectateurs, lors de tes concerts, connaissent les paroles ?

Parfois Guglu aussi un peu, ainsi qu’Une bonne guerre ou Bourgeois qui pète à table. L’autre jour on m’a demandé C’est du sperme. Qui n’est pas de moi d’ailleurs, mais je n’ai pas le droit de révéler le véritable auteur (je n’ai fait qu’ajouter la touche religieuse à la fin).

Dans la chanson Les Escargots, tu dis que « les escargots te font du mal », à toi pauvre limace. Pourquoi n’arrives-tu pas à être des leurs ? Est-ce seulement une affaire de coquille ?

C’est une question de paranoïa aussi, sûrement. Les escargots sont les gens qui ont, sinon des certitudes, tout au moins un système de réponse aux problèmes. Ils ont en permanence sur eux un refuge, c’est bien d’avoir ça. Ils ont raison, ils sont forts. Ce n’est pas que je pense du mal de ce à quoi je crois vraiment, mais je ne peux pas m’empêcher d’en voir la contingence. À force d’être hypercritique on finit par scier la branche sur laquelle on est, à se retrouver tout nu comme une limace. Alors forcément, ceux qui passent autour avec leurs grosses coquilles de réponses, ils ne peuvent pas faire autrement que de t’écraser un peu. Ils ne font pas exprès. Je crois qu’en fait je suis trop flemmard ou trop peureux pour tirer des conclusions. Les conclusions me font peur, même les plus évidentes. Enfin surtout les plus évidentes. Je suis nettement moins effrayé par les conclusions débiles, à la réflexion.

Tout porte à croire que la bourgeoisie fut un trouble majeur dans la constitution de ton être. Dans la courte biographie figurant sur ton site, on relève une pointe de déterminisme lorsque tu évoques la réalisation inéluctable de ton destin de bourgeois, et dans Bourgeois qui pète à table, tu relates la décadence qui semble-t-il s’est instillée en toi par une éducation catholique de l’Ouest parisien. Te sens-tu proche des digressions versaillaises de Fuzati (Klub des Loosers), qui lui aussi fait usage d’une verve ironique sur son milieu d’origine ?

Eh ? Je ne le connais pas, mais j’ai tort, il provient sûrement d’une excellente famille. Non, il n’y a pas de critique de la bourgeoisie dans mes chansons. J’ai une définition de la bourgeoisie qui fait que je respecte beaucoup les bourgeois. Les bourgeois, ce sont les gens qui jouent le jeu du monde, et qui cherchent à l’améliorer (1). Je ne crois pas du tout que la civilisation progresse uniquement par mutations successives dues à quelques âmes d’exception, et je ne crois pas non plus qu’elle s’édifie au rythme du lent réveil des masses prolétaires. Je crois que le principal moteur de l’histoire, c’est le patient travail du bourgeois. Le bourgeois, c’est celui qui dit au prole où il doit enfoncer le clou, et qui dit à l’aristocrate-actionnaire où il doit mettre son pognon. Quand cette mécanique ne marche plus, c’est-à-dire quand l’aristo ou le prole se mettent à commander, rien ne va plus. Alors tu vas me dire que l’homme de génie est nécessaire, le fameux génie « qui a tout compris avant tout le monde et qui va bouleverser l’ordre établi en défiant les conservatismes ». Je te l’accorde. Une fois par siècle, il est important. Mais il n’existe que parce que dans l’intervalle, il y a une multitude de bourgeois qui font fonctionner au jour le jour ce fameux ordre établi. Et l’ordre établi, il n’y a que ceux qui vivent du travail des autres qui croient que c’est facile à faire tourner. Et sans ordre établi, pas de rupture de l’ordre établi. D’autant que quand tu y regardes de près, qui est-ce qui le fait concrètement bouger, l’ordre établi, une fois que le génie a donné ses directives avant d’aller se coucher sous son mausolée ? L’armée industrieuse des bourgeois. Voilà pourquoi je les aime bien, toutes ces familles respectables que les artistes se plaisent à conchier, mais qui finalement organisent, par leur labeur ingrat et peu esthétique, ce réel qui rend l’art matériellement possible. Il faut savoir que la plupart des artistes sont des bourgeois ratés. Ils sont rigolos, surtout quand ils essaient de te faire croire qu’ils ont choisi l’art par courage, alors qu’en général, dans nos sociétés, c’est un signe de flemme et de lâcheté caractérisée. Il y en a encore pour raconter que devenir ingénieur, se marier et faire des gosses, c’est la voie de la facilité. On voit bien qu’ils n’ont jamais essayé. Pour préciser, dans la hiérarchie des êtres humains, je place quand même l’Artiste avec un grand « A » au-dessus du bourgeois ; mais presque toujours, il s’agit en réalité d’un bourgeois sublimé. Il n’est pas artiste parce qu’il a la flemme d’être bourgeois, mais parce qu’il a dépassé sa bourgeoisie. Voilà pourquoi j’aime par dessus tout les artistes-bourgeois, comme Brahms, Dvořák ou Paul McCartney. Ce sont eux, les véritables artistes désintéressés. On reconnaît les artistes désintéressés au fait qu’ils n’ont aucun intérêt comme individus.

De nos jours, quand on leur pose la question de leur avenir, beaucoup de jeunes garçons affirment vouloir devenir analyste financier. Blair, est-ce vrai que toi, petit, tu voulais devenir vieux ?

Analyste financier, ça ne doit pas être si chiant que ça. C’est un métier qui t’amène, je pense, à travailler à proximité de là où s’effectue la transformation du virtuel en réel, et vice-versa. C’est un peu l’œil du cyclone, en fait. On doit y avoir un point de vue unique sur le monde, et comprendre des tas de choses que le commun ignore. Sans pouvoir rien y faire, en se disant qu’au moins on nourrit sa famille. Il y a des destins pires. Devenir vieux, ce n’est que l’expression de mon désir secret de prendre ma retraite. En gros oui, je crois que je suis fait pour être un vieux. On a peut-être tous un âge optimal où on est plus soi-même, pour moi ce sera sans doute la vieillesse. Si je crève avant tant pis.

Penses-tu que le véritable problème de notre époque est cette irrépressible propension à vouloir correspondre, par nos dires et nos actes, à la représentation qu’on se fait des situations ?

C’est le problème de la vie en société en général. L’énorme mensonge c’est de nous faire croire qu’on va nous permettre d’être nous-même ; or il n’en est absolument pas question, à aucun moment ! Ceux qui arrivent à être eux-mêmes, c’est en général qu’au départ ils sont comme la société attend qu’ils soient. Si tu ne l’es pas il faut se démerder pour l’être, ou au moins pour en avoir l’air. Et si tu n’y arrives pas tu en baves. C’est comme ça qu’on en vient à écrire des chansons à la con au lieu de bosser.

Question traditionnelle : quand je fais caca, ma vision se trouble. As-tu déjà ressenti ça aussi ?

Non, pas vraiment. Mais ce qui est sûr, c’est que quand je fais caca, c’est là que je suis vraiment naturel. C’est là que je lis, je m’y sens paisible, je ne suis pas très conscient de moi-même dans cette situation. Après, la vision qui se trouble, ça a pu m’arriver mais ce n’est pas récurrent. À moins que tu ne fasses allusion aux larmes qui coulent quand on pousse un peu fort ?

Propos recueillis (autour d’une choucroute et quelques bières, dans un raffut dont il existe une preuve sur bande magnétique) par Olivier Pisella le 29 novembre 2005 à L’Alsaco, 10 rue Condorcet 75009 Paris ; propos enrichis par Blair en septembre 2006

À écouter :
Blair, Les choses ne sont pas bien, Bond-Age Records, 1995
Blair et le Peuple de Gauche, La pantomime des bouffons, auto-produit, 2005

http://blairounet.free.fr/

Retrouvez d’autres morceaux de Blair

Note (1) Aujourd’hui, sous nos latitudes, les bourgeois représentent la majeure partie de la population, du contremaître ou même de l’ouvrier qualifié au dirigeant d’entreprise, en passant par l’artisan, le commerçant ou l’infirmière. C’est une définition très vaste, mais pas vague, à la différence de celle qui a cours d’ordinaire : « bourgeois » est un terme que les gens utilisent, comme « bobo », « vulgaire », « politiquement correct » ou « pensée unique », pour désigner un peu tout ce qu’ils n’aiment pas chez les autres. (note de Blair)

 



Olivier Pisella

Olivier Pisella se définit avant tout comme un passionné de culture allemande, bien qu’il n’en connaisse rien de rien. Désireux de promouvoir ses passions personnelles (la vulgarité et les formules ampoulées, la franc-maçonnerie et l’amour), il fonde en 2001 la charronsociety, organisme non reconnu d’utilité publique. Il est par ailleurs convaincu depuis 1982 que les parpaings sont à l’origine du Monde.
Une nouvelle outrancière et très sensible consacrée à son frein est accessible sur le site revuebordel.com n°8, son titre est « Bas morceau ».
Son premier roman s’intitule « Une aventure parfois chiante, parfois non, du Warrior de l’Impossible » - œuvre à l’orthographe irréprochable préfacée par Blair.

 




 

 

En Résumé Plan du Site Le Collectif La Rédaction Contact Catalogue Lettre d’Information
Textes & illustrations sous COPYRIGHT de leurs auteurs.