Entretien magic
Jérôme Savary : le Grand Magic Circus, mai 68 et le rire de résistance

par Philippe Krebs,    

 

DANS LA MEME RUBRIQUE :

La résistance par le rire
Maurice Lamy
Lefred-Thouron
Bernard Lubat & la Cie Lubat de Gasconha
Jérôme Savary : le Grand Magic Circus, mai 68 et le rire de résistance
Entretien avec Jonaz
Mesrine le magicien
Choron dernière
Entretien avec Benoit Delépine : Groland & Louise Michel
Siné Hebdo
Maurice Siné, attention chat bizarre !
Christian Laborde : L’interdiction de L’Os de Dyonisos
Quentin Faucompré
Grisélidis Real
Une voix douce
J’ai avalé un rat
Mike Horn. Profession : aventurier de l’extrême.
Riad Sattouf : "Les nouveaux contes de la raison ordinaire"
Lyzane Potvin, artiste résolument féminine
L’incendiaire
Sébastien Fantini
Tatouages
François Corbier : « J’ai peur qu’on vive dans un pays où tendre la main à quelqu’un, c’est devenir un délinquant. »
Elias Petropoulos sur Radio-Libertaire
Jacques Vallet
Maître Emmanuel Pierrat
Jean Rustin, le dernier des mohicans
Christian Zeimert, peintre calembourgeois
Alejandro Jodorowsky
Blair : Miction de moutarde sur tubercule dévoyé
Miossec, le retour du marin
Assassin : rap et révolution
André Minvielle
Siloé, photographe du merveilleux quotidien
Guillaume Pinard : voyage en Conconie !
Christophe Hubert, toporophile dans l’âme
Matéo Maximoff, la naissance de l’écrivain tsigane
Romain Slocombe
Fernando Arrabal
ZOO, les derniers animaux contraints à quitter le navire
Jean-Marc Mormeck
Tristan-Edern Vaquette : "Je gagne toujours à la fin"
Jean-Louis Costes, la naissance d’un écrivain
Grand Corps Malade
Moyens d’Accès au Monde (Manuel de survie pour les temps désertiques)
Stéphane Bourgoin, profession : chasseur de serial killers
Les Invasions barbares de Rodolphe Raguccia
Laetitia, Reine-mère du porno X amateur
Noël Godin, maître ès tartes à la crème & subversion
Renaud Séchan, couleur Rouge Sang


 

Jean-Michel Ribes dit, le rire de résistance, c’est ma patrie. Quelle est ta patrie à toi ?

Moi, je suis internationaliste. Le ministre de la culture cubain m’a remis un jour une médaille et il a dit que j’étais un Ché Guevara culturel. Je suis internationaliste, c’est-à-dire que je suis contre les patries. Je suis pour les territoires.

Je pense qu’il voulait surtout dire qu’il se sentait bien avec les résistants du rire, des gens comme Topor...

Absolument, ils font partie de la famille. Topor avait un rire extraordinaire, il riait comme une hyène. C’était un homme d’une extrême mélancolie et d’une grande tendresse. Je crois que le rire ne peut aller qu’avec la sensibilité. Je n’aime pas le comique sans sensibilité. C’est comme le noir et blanc, le rire est le partenaire de la mélancolie. C’est à partir d’une certaine mélancolie ou d’un certain humanisme que le rire devient intéressant. Topor, ce n’était pas particulièrement drôle ce qu’il écrivait ou dessinait, c’était très scatologique, et c’était un type qui traînait sur lui les pogroms. Il était fils de juifs polonais avec des gens de sa famille qui sont morts dans les camps. Même chose pour un type comme Reiser. Son rire était non pas un rire de résistance, mais un rire de combat. Il combattait la connerie. Moi, j’aime le rire quand il est subversif et pas quand il est seulement moqueur.
Pierre Dac par exemple était un résistant. Il a été à Londres et il envoyait des émissions comiques. C’était très intéressant que ça ait existé dans une période noire, sombre. Je trouve que De Gaulle a eu plus d’humour pendant la guerre qu’il n’en a eu après quand il était au pouvoir. Pierre Dac disait, l’avenir est devant nous, mais si on se retourne, on l’a dans le cul.
Il faut que le rire soit humaniste, mais il faut aussi qu’il soit philosophe. Le rire est une forme de philosophie. Et faire rire par le dessin est difficile. Tu as seulement le droit à trois mots, ou même pas de mots du tout comme chez Plantu...

Ou plein de mots comme chez Wolinski...

Oui. Pour moi, le Pape de cet humour-là, c’est Gotlib. Je milite d’ailleurs pour que Gotlib rentre à l’Académie française. Je ne comprends pas qu’en 2007, il n’y ait pas encore un siège à l’Académie française réservé à cet art quand même assez ancien qu’est la bande dessinée. C’est hallucinant. Il y a les cinéastes, les peintres, les militaires, et pas un type de bande dessinée. Alors que Gotlib est un grand auteur, il a produit quantité de belles choses et de beaux écrits. J’ai monté Superdupont avec lui, on a monté une comédie musicale. C’est un type qui devrait rentrer à l’Académie française. Comme Topor qui, comme dessinateur, est l’équivalent...

...d’un Jacques Callot...

Oui, vraiment. C’est un extraordinaire dessinateur. Ce qu’il faut savoir, c’est que l’émergence de ce rire ne vient pas de mai 68. Il a précédé mai 68. Topor dessinait déjà en 1963/64. J’ai commencé aussi en 1963/64. C’est un rire qui est venu en réaction au gaullisme culturel. Il n’y avait pas de radio ni de télé privée et toutes les institutions culturelles comme l’ORTF étaient tenues par des mandarins, souvent talentueux, issus de la résistance. Et nous, on était dans la Beat Generation, on était les pauvres cons qui n’avaient pas fait la guerre. Comme dans Est of Eden, le frère de James Dean est un héros, et lui est un beatnick. Nous on était les beatnicks de cette chape culturelle qui a été aussi symbolisée par Malraux, ministre de la culture. Les institutions, la radio, la télé et les grands théâtres étaient totalement cadenassés par des générations qui avaient fait la guerre, ou soi-disant la résistance. Car comme dit Pierre Dac, 98% des français ont été collabos jusqu’au jour de la libération où ils se sont retrouvés résistants miraculeux. Ce qu’on appelle les résistants de la dernière heure.

Ça n’a pas véritablement changé, car tous les gens qui ont fait mai 68 se sont aussi retrouvés propulsés à la tête du pouvoir culturel. Souvent, la révolte n’est, pour beaucoup, rien d’autre qu’un moyen de s’intégrer au système.

Mais ça, c’est un juste retour des choses. Les générations prennent le pouvoir. La génération qui pris le pouvoir après, que ce soit Serge July, Mouchkine, Arias ou moi, tous ces gens-là, nous n’avions pas du tout la même culture. Nous étions au contraire des anars, des provocateurs. Avec le Magic Circus, quand j’ai commencé, il y avait des villes où des pétitions circulaient pour interdire mes spectacles. Ils étaient interdits aux moins de 18 ans, alors que c’était des spectacles pour enfants. Dans ces années-là, on jouait dans la rue, mais c’était interdit. Les flics te ramassaient et te ramenaient au poste. Alors que maintenant, ce sont les flics qui mettent des nez de clown pour humaniser la circulation aux carrefours. Le théâtre de rue est devenu institutionnel.
Et il faut savoir aussi que la culture a été dominée jusque dans les années 60 par la littérature, le mot. Le théâtre était un théâtre de mots et c’est pour ça qu’une des réactions a été d’aller vers la bande dessinée. Et Copi, qui était mon meilleur copain, a commencé le théâtre avec moi. Il dessinait et était comédien chez moi. On a joué ensemble en espagnol. Les premières pièces de Copi, on les jouait lui et moi. Il est passé à un théâtre extrêmement visuel après, un théâtre très bande dessinée. Ce théâtre de rire des années 60 est très inspiré par la bande dessinée, c’est-à-dire qu’on ne s’exprime pas seulement avec les mots, mais avec des images. Quand je relis les textes de Zartan, il y a plus de description d’actions, d’images, d’effets que de dialogues à proprement parler. Les didascalies ont plus d’importance presque que le texte. C’est ce qu’on appelait à l’époque le théâtre total.

Tu as eu plusieurs compagnies...

Oui, il y a eu la Compagnie Savary, le Théâtre panique, le Panic Circus et en 68, on s’est appelé le Magic Circus.

Vos happenings étaient plus festifs que ceux des paniques qui étaient plus sanguins, plus sud-américains...

Je raconte cet épisode dans mon dictionnaire amoureux du spectacle [1]. Au Centre Américain, boulevard Raspail, lors de happenings, Jodorowsky égorgeait des moutons. Un jour, il annonce qu’il va se crucifier, se suicider sur scène. Alors le tout-Paris s’est précipité pour le voir. Et en fait, il ne s’est pas suicidé. Il n’était pas con Jodorowsky (rire). Les gens sont sortis de la salle extrêmement déçus, en disant que son spectacle n’est pas terrible. Il nous annonce un suicide sur scène et il ne fait que s’asperger. L’aspect happening est très important. Notre théâtre dépendait énormément de la réaction du public. Je me souviens qu’un jour Fellini voulait faire les clowns. Il a demandé qu’on lui donne une représentation privée. On a loué un théâtre et on lui a donné une représentation privée. Ça a été une catastrophe absolue. Il n’y avait plus le partenaire qu’est le public, que j’insultais, que je faisais rire. Lors de nos spectacles, on foutait le public à poil, et les gens venaient pour ça. Maintenant quand je fais Joséphine, c’est beaucoup plus structuré, c’est une comédie musicale, mais l’interpellation du public reste très importante. Et ce ping-pong avec le public a été la base de tous les humoristes. Coluche par exemple est passé au Magic Circus. Il était très intelligent. Il a très vite compris qu’il ne se ferait pas un rond à l’intérieur d’une troupe. Tout de suite, il est parti en solitaire. J’avais pour lui le plus profond mépris. Je lui ai dit, tu es vraiment un enfoiré... évidemment tu gagnes du fric, mais t’abandonnes les copains, t’es tout seul, il n’y a pas de jolies filles... C’était un comédien remarquable, mais il est très vite parti dans la solitude.
Le précurseur de ce rire solitaire, c’est Lenny Bruce que j’ai très bien connu. J’ai partagé une maîtresse avec lui quand j’avais dix-huit ans et Lenny Bruce a été l’ancêtre de Coluche, Desproges et de ces gens-là. Lenny Bruce disait « Fuck you » sur scène. C’était interdit et il terminait immanquablement la nuit au poste. Ce qui fait que lorsqu’il partait dans le Middle West, il ne louait jamais de chambre d’hôtel quand il partait en tournée. Ça faisait partie d’un rituel : une amende et la nuit au poste.

L’ordre moral a évolué depuis. À l’époque, tout le monde pouvait se mettre à poil. On n’imagine plus aujourd’hui des couples faire l’amour dans l’herbe comme lors de vos spectacles...

On a fait très souvent le streaking. On s’amusait à suivre les tendances. C’est une évolution de réaction aux héros de la dernière guerre mondiale et de la guerre précédente. Ceci dit, dans les années folles, les années 20, que j’évoque dans Joséphine... tu avais quand même Cocteau qui fumait de l’opium à la terrasse du Dôme... Pas un flic ne l’arrêtait. Ils ne savaient même pas ce que c’était. Tu avais Colette qui se baladait déguisée en mec. Je dis toujours que la provocation doit s’adapter à la société dans laquelle tu vis. À partir du moment où tu es dans une société extrêmement permissive, la provocation, ça devient un peu de la coquetterie. Aux gens qui me disent, t’es plus aussi provocant que dans les années 60, je réponds que la cible n’est plus la même. Aujourd’hui, les enfants zappent. À cinq ans, ils voient des films pornos. Même si tu as des verrouillages, ils savent les faire sauter. Donc, déjà les tabous sexuels, ça n’existe plus. La religion c’est pareil, les gens ne vont plus à l’église. Moi, c’était mon fond de commerce la religion. J’avais des christs en croix partout qui se cassaient la gueule de la croix parce que les clous étaient mal fixés, des trucs comme ça.

Maintenant les tabous, c’est l’Israël et la Palestine, des trucs comme ça.

Oui, intouchables.

Et c’est un peu le piège... Chomsky parle d’un état qui censure les gens, du coup les gens ont peur, et au final les gens s’autocensurent eux-mêmes... L’état n’a même plus besoin d’agir... À peine as-tu une pensée subversive que tu vois débouler la semelle du GIGN sur ton velux...

On le voit avec Joséphine Baker. Elle avait les seins nus en 1925. Et dans mon spectacle, mon américaine a des perles. Ce qui n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose. C’est le féminisme, la Ligue de protection des femmes qui fait que tu hésites à mettre des femmes nues sur scène. Je raconte toujours l’histoire suivante... On a joué sous Franco en Espagne, la censure est venue voir le spectacle et la mère de mes filles, Mona, dansait à poil. Elle n’avait pas le droit de montrer sa chatte. Alors elle a été dans une boutique pour touristes où elle a acheté des autocollants avec des têtes de chat qu’elle se mettait sur le sexe. Et là, la censure a laissé passer.
De toute façon le public lui aussi a changé. Je suis toujours assez effaré, car j’ai été taxé toute ma vie de vulgarité. Je rappelais au gens qui me taxaient de vulgaire, que ça venait du mot vulgus, le peuple, c’est-à-dire populaire. Et j’ai largement dépassé dans la vulgarité par un certain nombre d’humoristes. Je suis effaré... peut-être que j’ai vieilli... mais tu as des mecs qui font des sketchs sur la pédophilie... Moi ça ne me fait pas rire du tout, le père qui baise sa fille... des trucs abominables, hallucinants... Il y en a un célèbre où ça va vraiment très loin : c’est un père qui encule son fils et il se fait sucer par sa fille après, en disant, tiens c’est du chocolat.

C’est Bigard, ça non ?

Je ne veux pas citer. C’est là où je dis que ça manque de philosophie et de poésie. Moi, je suis papa d’une fille qui a cinq ans et je n’aimerais pas qu’elle écoute ce genre de trucs.
Il y a une chose, c’est le sexe. Par exemple, tu as une plaisanterie : la petite fille qui revient de l’école et qui dit à sa mère, maman, il y a un petit garçon qui m’a dit que pour faire des enfants, il fallait mettre le zizi du garçon dans la bouche de la fille, et la mère dit, ah non, ça c’est pas pour avoir des enfants, ça c’est pour avoir des bijoux. Là, à la limite, ça va, car c’est un truc sur le sexe, mais tout ce qui concerne la pédophilie... y compris l’homosexualité... La moitié de ma troupe, ça toujours été des homosexuels... encore aujourd’hui... Je suis contre l’humour au détriment des enfants et des homosexuels en général.
Par contre, dans le théâtre, c’est sûr qu’aujourd’hui les gens veulent se marrer et rigoler. Malheureusement pour certains, et surtout pour les auteurs, le public n’a pratiquement plus envie d’écouter un texte, il a envie de s’amuser.

Une phrase de toi que j’aime bien, et qui date de janvier 1972, dit : « On est plutôt pour la fête permanente. Quand on parle de fête, on ne peut pas dire forcément la grosse rigolade. La fête, pour nous, c’est avant tout la liberté, pour tous, de s’exprimer comme ils l’entendent. C’est le droit pour les enfants de marcher sur le gazon. C’est le droit pour tous de chanter et de faire de la musique dans la rue et les parcs, en dehors des catafalques culturels et des syndicats de la trompinette..., etc., autant dire que la fête est pratiquement impossible. » (janv. 72)

C’est marrant, j’ai écouté des interviews que j’ai fait il y a quarante ans, j’ai la même voix et j’ai toujours dit exactement la même chose. Sauf que j’ai basculé dans les grandes entreprises culturelles. J’ai quand même dirigé Chaillot pendant douze ans et là l’Opéra-Comique. Mais c’est comme pour July, le patron de Libération, j’ai trouvé normal que notre génération prenne le pouvoir. Et je me suis bien amusé. Plutôt que de diriger ces établissements prestigieux, je les ai squattés je dirais. En tout cas, le Comique, je l’ai squatté parce que j’ai fait que ce que j’avais envie de faire, et là je m’en vais à la fin de l’année. Vraiment, je me suis fendu la gueule. Et je réponds toujours la phrase de Gainsbourg quand les gens me disent que je me suis embourgeoisé et que je travaille dans le subventionné. Gainsbourg disait, j’ai retourné ma veste, le jour où j’ai vu que la doublure était en vison. Je ne suis absolument pas contre les gens qui retournent leur veste. J’ai surtout découvert que sans subvention, tu ne pouvais pas t’exprimer, en tout cas dans des spectacles d’un certain niveau. J’ai toujours utilisé des musiciens live. Je suis l’auteur de cette phrase fameuse : aller voir une comédie musicale en play-back, c’est comme aller faire l’amour avec une poupée gonflable. Et ça, ça coûte très cher déjà. Sans subvention, tu ne peux quasiment rien faire. L’espérance de vie d’une troupe a été calculé, c’est six mois, c’est-à-dire un spectacle.

Il y a quand même des exemples... Le Magic Circus montre bien qu’à l’époque vous étiez partis sans argent...

Oui, mais attends, on a quand même été en procès un nombre inconsidérable de fois, avec l’URSSAF. On a été en faillite très souvent. On a été sauvés par l’étranger. Parce qu’on faisait un théâtre, bien avant Jérôme Deschamps, où le mot n’était pas important, donc on allait aux Etats-Unis tous les ans, on jouait deux mois par an en Angleterre, au Rond House, et c’est ça qui nous sauvait. Parce qu’on avait pas à payer d’URSSAF ni de charges sociales. On ramassait du fric à l’étranger. Quand j’ai dissous le Magic Circus, j’ai payé des dettes pendant quinze ans. Tout ce que j’ai gagné dans les années qui ont suivi en faisant les mises en scène et tout ça, a servi à payer les dettes. C’est un exemple de survie tout à fait exceptionnel. Il faut dire aussi qu’on était une quarantaine et que la plupart étaient des étrangers, des types qui se foutaient de tout ça. Il n’y avait pas d’intermittents à l’époque ni de protection sociale. On partageait entre nous. J’avais même fait un système comme pour les impôts. Ceux qui avaient des enfants avaient une part en plus. Le nombre de types qui se sont trouvés des enfants illégitimes, c’était hallucinant (rire) ! Un jour Pablo vient, et me dit, tou sé, yé ne té pas dit, yé oun pétite garçon en Uruguay (rire). On a essayé tous ces trucs un peu utopistes. C’est extrêmement difficile aujourd’hui. Il faut savoir aussi que dans les années soixante, quand tu as eu ce mouvement, la presse elle-même se libérait. C’est là que sont nés des journaux comme Le Nouvel Observateur, L’Express, etc.... C’était le début de la presse magazine à l’anglo-saxonne. Elle consacrait des pages entières à des spectacles d’avant-garde, c’est-à-dire le chic du chic. Quand j’ai eu deux pages dans l’Obs, ça a lancé le Magic Circus. Aujourd’hui, les pages culturelles sont réduites quasiment au néant, et sont remplacées par les pages Télé. Tu n’as pas du tout l’aide de la presse.

Ou alors la page Portrait dans Libé ...

Oui voilà, tu as la page Portrait dans Libé, car Libé consacre essentiellement des pages à chier sur les spectacles, ce que je ne comprends pas. La surface se réduit et au lieu d’encourager les gens à aller au théâtre en disant, ça c’est bien, ils passent leur temps à écrire des trucs en disant, c’est de la merde. Bref, à l’époque, on était soutenus par les médias et la presse écrite, et puis c’était les trente glorieuses, le chômage n’existait pas. Je me souviens quand ils ont créé, du côté de Nancy, pour la sidérurgie, la première A.N.P.E., tout le monde a éclaté de rire. Il y avait UN mec inscrit pendant six mois. On a dit, c’est quoi ce truc ? Nous quand on allait faire les gugusses, on avait du boulot le lendemain. Si j’étais dans la merde, j’avais du boulot le lendemain. Il y avait une génération de directeurs artistiques qui, curieusement, ont tous eu le prix Goncourt. Un mec qui s’appelait Yves Navarre qui travaillait chez Publicis, Combescot... c’était des potes et ils me commandaient des campagnes de pub et c’était payé des fortunes. Déjà l’absence d’inquiétude du chômage te donne beaucoup plus de pêche pour faire les gugusses. Aujourd’hui, les jeunes sont un peu écrasés.

Aujourd’hui tout le monde est tenu par les couilles. Les gens marchent dans la rue comme si on leur pressait les couilles...

Ah ben ouais (rire). Déjà, mes enfants n’ont pas d’enfants. Moi j’ai une fille de cinq ans. Comme disait Jacques Martin, mes petits-enfants, je les fais moi-même. J’ai une fille qui a vingt-six ans. Mon fils, lui, a trente-cinq ans, mais l’idée de faire un enfant ne l’effleure même pas. Il n’arrive pas à croûter, il est cinéaste.
Tous mes enfants sont intermittents du spectacle, leur maman aussi. Je n’ai jamais touché un jour de chômage dans ma vie. J’aurais pu de temps en temps, mais je ne l’ai pas fait. On est une génération qui n’a pas connu ça. On n’a pas connu l’assistanat, mais en même temps, on était hyper boostés par des gens comme Delfeil de Ton. Moi Delfeil de Ton, il m’a fait. Il faisait dix lignes dans Charlie-Hebdo et il m’amenait mille personnes par soir. C’était un gourou ce mec. Et un jour, il vient me voir, et il me dit, j’ai moins aimé ton nouveau spectacle, qu’est-ce que je fais ? Je lui dit, je t’en supplie, ne dis rien...

...Ferme ta gueule !

Ferme ta gueule oui (rires)... et il l’a fait. Quand tu passais à TF1, lors d’une émission en direct en pleine après-midi, et que le chaperon rouge se faisait baiser par le loup sur scène, De Gaulle a téléphoné et a viré le mec de l’émission. Si tu veux, il y avait un vrai mouvement dans les magazines et la presse, une espèce de liberté, alors qu’aujourd’hui on les a toutes gagnées les libertés... à part les caricatures sur Mahomet, t’écris ce que tu veux, tu fais ce que tu veux, et tu sais plus où aller...

Du coup, on revient à un esprit de sérieux et on a perdu le côté festif, on ne sait plus faire la fête comme à l’époque du Magic Circus.
C’est sûr. Je vois en Espagne où on a joué il n’y pas longtemps, leur truc du botellon c’est effrayant. Pendant vingt-quatre heures, ils se saoulent la gueule. La fête par essence, ça ne doit pas être à date fixe.

La fête de la musique en est un parfait exemple...

Je vois les pauvres petits (rire) qui attendent la fête de la musique pour aller faire tsing-boum-boum, alors qu’ils devraient le faire toute l’année. De toute façon, les combats qu’on doit mener aujourd’hui sont des combats pour l’éducation artistique à l’école. En France, tu n’as as une Faculté qui a un théâtre sérieux. Aux Etats-Unis, chaque campus a un théâtre équivalent au théâtre de la ville, moderne avec fosse d’orchestre, etc. L’américain Spielberg a commencé par exemple avec une caméra de l’université prêtée pour les cours de fin d’année. En France, on enseigne que la théorie, ceux qui fait que les jeunes qui sont intéressés par le théâtre sont orientés à devenir critiques, c’est-à-dire à chier sur les spectacles, à dire ça j’aime, ça j’aime pas, parce qu’ils n’ont pas d’outils pour pratiquer. C’est comme si tu avais une école de menuiserie, mais pas de sabots, de scie et de bois. Tu apprends la menuiserie dans l’abstrait. Le grand problème de la France, c’est qu’on ne pratique pas les arts à l’école ou très très peu, y compris le dessin, la musique n’en parlons pas, donc tu as des enfants qui deviennent adolescents, puis adultes et qui n’ont aucune formation artistique. Le niveau de la formation artistique du public français est extrêmement bas par rapport à d’autres pays comme l’Allemagne par exemple ou les Etats-Unis.

Une autre phrase de toi : « Le Circus est dans les spectateurs comme un poisson dans l’eau ».

C’est un critique anglais très célèbre qui s’appelle Harold Holdson qui disait, j’étais voir le spectacle de Mouchkine, et il disait le public est pour les comédiens de Mouchkine comme des meubles sur lesquels ils risquent de se faire mal, alors que chez Savary on l’impression qu’ils sont comme des poissons dans l’eau. On avait des travelos qui s’asseyaient sur les mecs, des filles à poil qui volaient les portefeuilles des spectateurs. La première règle que j’ai toujours enseigné aux comédiens qui jouent chez moi, c’est de ne pas avoir peur du public, et au contraire de se sentir bien et ça c’est un art. Il ne suffit pas de jouer au milieu du public et on a appris ça en jouant dans la rue, car quand tu joues dans la rue, tu as la lumière du jour qui est d’une extrême cruauté... tu vois tous les boutons... tu es à la proximité des gens... si ton costume pue, le public sent l’odeur de ton costume... et donc, tu dois apprendre à ne pas avoir peur du public... et cela n’est pas enseigné, à tort, dans les écoles. Car le spectacle vivant survivra si il y a du public. J’ai dit aussi, un théâtre populaire vide, c’est une aberration. Et pour ça, il faut dialoguer avec le public. Parce que le type qui va prendre une douche, mettre une chemise, prendre le métro, dépenser entre 20 et 40 euros pour aller se faire chier dans un théâtre, c’est aberrant. Tu dois aller au théâtre comme tu irais à une fête, avec plaisir, en te disant, je vais vivre quelque chose d’unique.
En dehors des one man show qui sont les purs produits de la télé, au théâtre aujourd’hui, un spectacle sur deux, c’est les mecs qu’on voit à la télé, Ruquier, etc.
Je crois que la nouvelle résistance devrait consister à réagir contre ça, mais pour ça il faut former un public, il faudrait qu’il y ait une forme d’écologie. Le vrai mouvement alter mondialiste, ça devrait consister à essayer d’avoir une contre force contre la puissance extraordinaire de la télé. Moi, je ne suis pas contre. Quand on m’invite chez Sébastien, j’y vais, car j’ai compris qu’il fallait sortir du ghetto culturel, mais ce contre-pouvoir devrait être une forme d’écologie et passer par l’enseignement des arts à l’école, à la maternelle, aux petits.
Il ne faut pas avoir peur d’être un has been, car il vaut mieux être un has been qu’un never has been. Et quand je serai fatigué, j’irai sous le pont des Arts quand je serai fatigué, et là, je ne me poserai pas la question de savoir si les arts me sont reconnaissants, parce que l’art, il ne faut pas en parler, il ne faut pas y penser, il faut le faire et puis c’est tout.

Que réponds le Savary d’aujourd’hui au Savary de trente-deux ans qui disait : « Je ne crois pas à l’immortalité des talents, peut-être que dans dix ans, je serai complètement dépassé » ?

C’est possible. De toute façon, en art, il est absolument indispensable d’intégrer la notion d’échec. L’artiste par essence ne déploie son énergie que pour triompher. Le métier de metteur en scène de théâtre est un métier militaire. On dit la troupe, on emploie beaucoup de termes militaires. Napoléon caressait la tête des grognards en leur disant nous allons au triomphe, alors qu’il savait très bien qu’il les envoyait se faire massacrer sur l’aile gauche pour pouvoir contourner l’ennemi par l’aile droite. Au théâtre, c’est pareil, tu passes ton temps à dire, on va faire un tabac, on va casser la baraque, et le lendemain de la première, les acteurs ne se saluent même plus car un journal a écrit qu’il y en avait un qui était génial et l’autre à chier, alors qu’ils ont été ensemble en communauté pendant deux mois. La notion d’échec est indispensable et aussi ne pas se prendre au sérieux. Je crois que les gens qui ont duré et résisté sont des gens qui ne se préoccupaient pas trop de savoir s’ils allaient passer à la postérité. Cézanne on lui chiait dessus, Picasso, on lui chiait dessus, on disait que c’était de la merde. C’est la différence entre l’art pompier, le mec institutionnel qui disparaît aux oubliettes et le type qui a le courage de ne pas chercher à plaire, à être en phase avec ce qui se passe, mais à trouver un groupe d’amis et prendre son pied. Il ne faut pas chercher à plaire, il faut chercher à avoir un langage propre, à s’exprimer soi-même, et puis après ça vient ou ça ne vient pas. Je dis toujours aux artistes qu’ils ne sont pas professionnels. Un artiste professionnel, c’est comme un président de la République. Il faut réhabiliter la notion d’amateurisme. La seule chose qui m’intéresse, c’est de gagner ma vie en essayant de m’amuser.

Peux-tu raconter à un jeune de mon âge en quoi le Magic Circus était important ?

Déjà, il y avait une notion de tribu, il y avait une solidarité extraordinaire. On était très nombreux dès le début.
Le Magic Circus a plu très vite à des gens comme Delfeil de Ton, comme Colette Godard qui étaient dans l’avant-garde. On est très vite devenus au théâtre une référence internationale.
Raconter le Magic Circus, c’est des gens qui sont des clowns et en même temps des poètes. Il y a énormément de mélancolie. Ce sont des numéros, mais pas de la magie ni du cirque, puisqu’on s’appelait le Magic Circus et ses animaux tristes. Les animaux ce sont les hommes. L’homme est un animal triste car il a perdu le sens de l’animalité. Ce n’est pas du cirque, ce n’est pas du music-hall, mais il y a toujours eu de la musique, il y a toujours eu des chansons. C’est une forme de théâtre pas du tout d’avant-garde qui a été perçu comme d’avant-garde en réaction à un théâtre colonisé par la littérature. Mais ce que faisaient Molière, Shakespeare, c’était pareil, le mélange de texte, de numéros de cirque, d’images, d’effets de magie, de pyrotechnie.

Ce qui est important dans ce mouvement, c’est que nous n’étions pas les premiers de la classe, plutôt les cancres. Tu avais à côté les meilleurs de la classe, Chéreau, les mecs qui sortaient de Science Po, etc. Des gens comme Topor, Wolinski, c’étaient les cancres. Il y avait un côté cancre au départ. Vitez, lui, parlait cinq langues, était prof d’université.

On a été une génération vernie. Il n’y avait pas le sida encore. Quand le sida est arrivé, j’ai énormément de copains qui en sont morts. Copi s’il avait vécu six mois de plus, il serait encore vivant avec la trithérapie. Ça a été une chape de plomb terrible, l’arrivée du sida. On n’avait pas le sida et on avait déjà la contraception. Je me suis même battu et j’ai été mis au poste car je défendais la liberté d’avorter. On a vraiment été vernis. Pas de chômage, pas de sida. La pilule. On s’envoyait en l’air comme des bêtes. Chaque fois qu’on jouait, il y avait trois filles quim’attendaientà la sortie. Je choisissais ma compagne du soir. C’était un autre monde et le public était joyeux aussi. Il n’y avait plus la guerre d’Algérie, il y avait du boulot. C’était l’explosion des vacances, de l’automobile. J’appelle ça la génération Sergent Papers, Lonely hard club band, ce qu’on écoutait à Ibiza. C’est d’ailleurs très bizarre que sur le plan culturel ou musical, quand tu vois que Polnaref fait cinq Bercy complets, c’est assez désespérant (rire). On ressort les vieux mammouths. Les mecs, Mick Jagger, 65 ans... ça prouve que cette génération-là a été extrêmement créative, mais c’est pas seulement du aux artistes, c’est du aussi à la société, à l’environnement. Ce sont des générations qui sont particulières comme les années 30 quand il y a eu la dépression aux Etats-Unis a été l’âge d’or de la comédie musicale. Il faut dire aussi, qu’en période d’euphorie économique, les gens prennent beaucoup plus de risques. Ils vont vers l’avant-garde, voir des spectacles en banlieue. Maintenant les gens vont vers des choses sûres car d’abord ils n’ont pas beaucoup de fric. Quand tu vas à un spectacle, tu vas à un spectacle où tu es sûr de te marrer. C’est pour ça que je remplis les salles, les gens me disent, c’est peut-être pas bon, mais on se fait jamais chier. En période de crise économique, les gens ont envie de rêver. C’est comme dans les années 30 avec la comédie musicale, les gens n’avaient pas envie d’aller au théâtre voir l’histoire d’un chômeur qui se pend dans son chiotte. Ils ont envie d’aller voir Walt Disney, etc. La prospérité favorise l’avant-garde et la crise favorise le commercial, le rêve. Maintenant, on est plus dans le commercial, les coups montés par la télé.


[1] NDR : Dictionnaire amoureux du spectacle, Jérôme Savary, éditions Plon, 2004

 


Philippe Krebs

Né à Metz, Philippe a grandi avec son père (fondateur du centre Emmaüs de Forbach) dans une ambiance de soupe populaire. Il a en a gardé le sens des relations humaines et un profond respect de la différence. Éditeur de livres et revues d’art pendant dix ans , co-organisateur d’un festival nomade de performances poétiques (Teranova). Un temps spécialiste du groupe Panique (Topor, Arrabal et Jodorowsky). Acrobate professionnel pendant dix autres décennies, il décide en 2014, de remettre le bleu de chauffe pour aller peindre sur les routes, dans des sites abandonnés, mais aussi dans son atelier lyonnais, ainsi qu’un peu partout dans le monde (Europe, Afrique, Asie).

 




 

 

En Résumé Plan du Site Le Collectif La Rédaction Contact Catalogue Lettre d’Information
Textes & illustrations sous COPYRIGHT de leurs auteurs.