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ENTRETIEN RESSUCITÉ

Claude Simon : "pas un cérémoniel des habitudes"

Le lundi 11 juillet 2005



Claude Simon que nous aimions bien vient de caner. Pour saluer sa mémoire toujours vivante, nous republions ce bel entretien qu’il avait accordé à la revue Le Fou parle.

Cavalier, viticulteur, Claude Simon est aussi avant tout un écrivain. L’un des très grands. Né à Madagascar en 1913, Claude Simon partage aujourd’hui sa vie entre les Pyrénées-Orientales et Paris. Là-bas comme ici il déclare : « Je suis hanté par deux choses, la discontinuité, l’aspect fragmentaire des émotions et en même temps leur contiguïté  ». D’abord, Le Tricheur en 1945 puis, entre autres : L’herbe, La route des Flandres, Le palace. Histoire, Leçon de chose... Puis, en 1981, Les Géorgiques. Dans ce roman, Claude Simon écrit : « Tandis qu’il continue à agiter mollement sa main, l’homme assis ne relève pas la tête, le regard toujours fixé, comme hypnotisé sur la feuille de papier pliée. » Quel est le papier de Claude Simon ?
A.R.

André Rollin : Claude Simon, alors, à votre table comment ça se passe  ?

Claude Simon : Ça se passe difficilement. J’ai dit mille fois qu’un livre se fait au niveau de la feuille de papier, pas ailleurs.

Cette feuille de papier, comment est-elle  ?

C’est une feuille de papier machine ordinaire. Blanche.

Et vous en avez une réserve importante  ?

Oui, j’ai une rame de papier.

Et cette rame est à côté de vous ?

Non, elle est dans un placard à côté. Ce serait trop encombré sur mon bureau. Je vais en prendre une vingtaine, une trentaine quand j’en ai besoin.

Quel est votre outil de travail ?

Oh ! Eh bien stylo-bille. Ou un feutre. Le plus fin possible. Noir en général. Mais je me sers aussi de
rouge, de bleu, de vert. Pour des ajouts, pour me retrouver dans toutes mes combinaisons.

Mais vous commencez comment normalement, en haut de page ?

Normalement, en haut de page avec une marge assez large parce qu’il me vient à l’esprit, en cours d’écriture, des mots qui ne s’inscrivent pas dans la phrase que je suis en train de faire et je les note en marge. Voilà.

Et ces mots sont écrits dans la même couleur ?

De la même couleur, oui.

Votre page à la fin, comment elle se présente ? J’ai l’impression qu’elle se présente d’une manière...

Eh bien, c’est une écriture assez serrée, très petite. Moi-même j’ai souvent du mal à me relire. Comme je vous l’ai dit, je laisse une assez grande marge, dans cette marge il y a des mots ou des idées qui me sont venus. Il y a une partie, disons les deux tiers de la page, toute noire, très remplie, et il y a une partie blanche dans laquelle il y a ces mots qui me viennent et que je note, et il y a la place aussi pour ces ajouts que je fais constamment.

Ajouts qui arrivent comme ça ?

Non, c’est ensuite, c’est en me relisant, ou en repensant à la page que je viens d’écrire. C’est quelquefois le lendemain que ça vient.

Et vous biffez, vous raturez beaucoup ?

Oh ! énormément. Il y a toujours une première version (quand il n’y en a pas deux) écrites à la main et puis ensuite à la machine. En général, chaque page est écrite au moins quatre fois.

Ça représente combien de temps, une page écrite ?

Ecoutez, c’est très variable. L’autre jour, j’ai passé tout un après-midi sur six lignes et puis entre onze heures du soir et minuit j’ai écrit deux pages.

Donc, vous restez très longtemps à votre table ?

Oui, assez longtemps, cinq heures par jour en moyenne, à partir de trois heures de l’après-midi et quelquefois jusqu’à minuit. En m’arrêtant, en coupant.

Vous coupez... comment ? Vous vous promenez, vous faites les cent pas, vous vous levez ?

Oui, je me lève, je regarde par la fenêtre, je vais acheter le journal, je dîne (puisque je travaille en général entre trois heures de l’après-midi et onze heures du soir ou minuit), donc vous voyez c’est coupé par des arrêts. Il y a des pauses...

Et quand vous êtes à votre écriture, il n’y a pas de radio, pas de musique ?

Non, jamais.

Votre table elle se présente comment, qu’est-ce qu’il y a dessus ?

C’est une simple table à tréteaux. Dessus, il y a un désordre épouvantable.

Expliquez-nous un peu quels objets il y a ?

Il y a devant moi la chemise dans laquelle j’ai mes feuillets sur lesquels j’écris et puis, sur la gauche, il y a tout ce qui est déjà écrit (enfin un paquet de choses écrites...) puis il y a des notes, puis vous voyez il y a tout un désordre. Une boîte de cigares, diverses choses...

Vous écrivez devant une fenêtre  ?

Comme vous le voyez. J’ai la place Monge sous les yeux.

Chez vous aussi dans le Midi, c’est toujours...

Devant une fenêtre aussi, mais alors c’est un jardin.

Et la table du Midi, c’est à peu près la même chose ?

Non, la table du Midi c’est une table que j’ai trouvée dans une vieille maison que j’avais achetée, ou plutôt une écurie. C’est une espèce d’établi, avec un plateau très épais. Une table tout à fait ordinaire mais très belle.

Et le désordre est le même  ?

Peut-être un peu moins de désordre dans le Midi qu’ici.

Il y a une explication
 ?

C’est peut-être que je vis un peu moins là-bas. A peu près cinq mois dans le Midi, sept mois à Paris. Par conséquent, il y a moins de choses accumulées...

Le même cérémonial ?

Non, ce n’est pas un « cérémonial ». Ce sont des habitudes.

Vous terminez tout au même endroit ou vous pouvez passer d’un lieu à un autre pour écrire le même roman ?

Le dernier livre que j’ai écrit, Les Géorgiques, m’a demandé cinq ans de travail. J’en ai écrit une partie dans le Midi, une partie ici. Ce que je ne peux pas faire c’est écrire dans un café, dans un hôtel. C’est absolument impossible pour moi. Maintenant dire que j’éprouve le besoin d’être entouré par des choses plus personnelles, non, pas tellement. Seulement, c’est parce que c’est calme.

On revient aux pages. Donc vous avez quatre pages pour avoir une page nette sans ratures et vous commencez à taper lorsqu’il n’y a plus une seule rature sur la page ?

Non. Il y a en général deux pages écrites à la main, la même page est écrite deux fois à la main, et puis ensuite elle est deux fois tapée à la machine. Et c’est sur la page tapée à la machine que je fais les dernières corrections.

Vous n’attendez pas pour les taper à la machine  ?

Ça dépend. Autrefois je les tapais au fur et à mesure, le jour même, ou le lendemain, maintenant avant de taper j’attends d’avoir fini un chapitre ou d’avoir une dizaine de pages.

Une machine normale ?

Oui, une portative normale. Une « Erika ». Comme je vais et viens entre Paris et Perpignan et Salses, j’en ai une de rechange, en cas de panne...

Et vous tapez... deux doigts, trois doigts  ?

Deux doigts, mais très vite.

Et une fois la page terminée, tapée à la machine, vous la relisez à ce moment-là, vous recommencez des corrections ?

Oui. Et quand tout le livre est fait je relis encore. Je fais des remaniements jusqu’à la dernière minute.

Juste avant de le porter chez l’éditeur  ?

Juste avant de le porter ou plutôt de l’envoyer. Le dernier, j’étais à Salses, je l’ai envoyé par la poste.

En recommandé ?

En recommandé, oui, en en gardant un double.

Et sur les pages machine à écrire, il y a aussi des mots qui viennent en marge, qui...

Non. En marge viennent des corrections.

Et qu’est-ce que vous faites des pages que vous n’envoyez pas à l’éditeur ?

Je les déchire.

Ah ! vous déchirez ?

Je les déchire, oui.

Vous ne gardez pas ?

Non.

Les doubles de vos manuscrits, vous les mettez où ?

Un peu partout.

Mais vous les gardez ?

Oui, certains, pas tous.

« Les Géorgiques », vous les avez gardés ?

Pas tout non. Justement l’autre jour il y avait un séminaire à l’Ecole Normale. Georges Raillard a parlé des Géorgiques. Il m’avait demandé les pages du manuscrit, je lui ai dit : « Je suis désolé, mais je ne les retrouve pas » et puis d’ailleurs je ne tiens pas tellement à ce qu’on lise le manuscrit, je ne tiens pas à ce qu’on voie les sottises que j’ai faites, c’est la dernière version qui compte, c’est ça qui est intéressant. Ce ne sont pas les ratures...

Il y a des fétichistes de manuscrits. Mais il paraît que vos pages sont très belles. Il y a un mariage de couleurs, paraît-il...

C’est l’effet du hasard...

Ce n’est pas un travail d’esthétique, de recherche ?

Oh ! non, non, du tout. Il n’y a rien de systématique dans mon travail, vous savez. J’ai déjà assez de mal à faire des phrases, si en plus il fallait que ce soit joli de couleur... ce serait diabolique.

Pour commencer, ça se passe comment ?

Ça se passe de façon très diverse. Justement, je prépare une conférence pour Zurich où je dois aller dans quinze jours, sur La route des Flandres. Mes romans ce n’est pas écrit, comme ça, sous le coup d’une inspiration dictée par la « muse » : c’est fabriqué. Vous savez les critiques quand ils veulent être méchants disent : « Oeuvre péniblement fabriquée », comme si la plupart des œuvres valables n’avaient pas été, justement très péniblement fabriquées. C’est très curieux d’ailleurs cette position (qui date du XIXème d’ailleurs) : le romancier qui écrit avec fougue, d’une plume « élégante », voyez... « aisée », « facile ». Autrefois, avant le XIXème les peintres, les écrivains, les musiciens, étaient considérés et se considéraient eux-mêmes comme des artisans. Bach disait : « N’importe qui peut faire aussi bien que moi s’il y accorde autant d’attention et autant de soin ». Je pense aussi que n’importe qui peut faire aussi bien que moi s’il accorde à son travail autant d’attention, autant de soin, autant de peine que j’y prends.

La main ne court pas très vite sur la page
 ?

Elle court assez vite parce que j’ai une écriture très très petite justement, et j’arrive même difficilement à me relire. Quand j’écris des lettres je prends la peine d’écrire grand, de façon à ce que ce soit lisible pour mon correspondant, mais il faut que je me contraigne.

Vous avez du mal à vous relire
 ?

Oh, oui ! Quelquefois beaucoup de mal.

Une fois que vous avez terminé, est-ce que vous écrivez le mot « fin » matériellement sur votre page  ?

Quelquefois, mais en général c’est illusoire. Quelquefois je me dis : « Voilà c’est fini », puis je reprends, et alors tout recommence. Enfin, il y a un moment où on a tout de même l’impression que ça a « pris ». Oui : comme la mayonnaise. Bien sûr il y aura des corrections à faire, il y en a toujours, il y en aurait toujours même... On porte son manuscrit à son éditeur quand on n’en peut plus de travailler dessus, c’est tout...

Vous ne corrigez pas quand même les livres imprimés, une fois en librairie
 !

Ah ! non, je voudrais bien. C’est pour ça que je refuse tout le temps, lorsqu’on me demande de faire des lectures, des choses comme ça... J’ai horreur de me relire, parce qu’on ne peut plus corriger, justement. Vous savez, Bonnard, le peintre, allait dans les musées avec une petite palette et, là, il faisait des corrections sur ses tableaux en surveillant si le gardien ne le regardait pas... Mais sur un bouquin imprimé il n’y a plus rien à faire...

Vous auriez la tentation d’aller dans les librairies le faire ?


Oh, oui !...

Vous faites lire vos manuscrits à des personnes avant de les porter ?

A ma femme. Elle a le jugement le plus sûr que je connaisse.

Est-ce que vous numérotez les pages avant ou pendant l’écriture ?

Je ne les numérote pas ; je les date. Comme ça, je suis toujours sûr de m’y retrouver.

Il y a une date sur chaque...

Oui, à gauche, en haut, je mets la date.

Et pas l’heure, quand même  ?

Non, pas l’heure.

Mais s’il y a plusieurs pages par jour, alors... ?

Je les numérote à côté de la date.

Vous ne laissez pas ça, une fois imprimé  ?

Non : c’est uniquement pour m’y retrouver. En début de page, en haut à gauche il y a la date, en haut de la page il y a le titre plus ou moins provisoire de ce que je fais, c’est tout.

Propos recueillis par André Rollin

L’interview de Claude Simon a été diffusée sur « France-Culture », dans une émission de Bertrand Jérôme, Mi-fugue, mi-raisin

P.S.

Droits réservés : photographie Claude Boniaud - 32 ko

Entretien paru dans la revue Le Fou parle n° 29/30 - novembre 1984