QUAND CHRISTINE ANGOT PLEURE
Léo CARIMBACASSE


   

 

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Il semblerait qu’on lise aujourd’hui certains auteurs qu’on ne lisait pas hier encore. Des auteurs qu’on ne voulait ou qu’on ne pouvait lire hier encore. Qu’on (nous) interdisait (de lire). Il paraîtrait même que certains de ces auteurs qu’on vouait aux gémonies vivent aujourd’hui, matériellement, du fruit de leurs délits.

Que ces auteurs, qui n’écrivent pas aujourd’hui des choses moindres que celles d’hier, ne soient plus inquiétés mais félicités, reconnus, flattés, invités, étudiés !, etc., cela signifie-il que les temps changent ?

Que les temps changent vers une plus grande compréhension des œuvres et du danger qu’elles recèlent - c’est-à-dire vers une intelligence de la littérature, une intelligence (qui se) prête aux sacrifices (du goût, de la jeunesse surtout, et de l’ordre) ?

Comment comprendre qu’une même décennie - les années 80 - voient la republication d’un de ces livres « interdits » dans les années 70, dans le même temps que l’on prononce des amendements tel que celui dit Jolibois (1). Autrement dit, comment comprendre que cette republication, bien qu’elle ne change le moindre signe au livre (si ce n’est, glissement euphémique imperceptible, ironique, inconscient, ou précautionneux (sic) - signe des temps qui changent - la collection dans laquelle il reparaît : « L’Imaginaire »), soit contemporaine d’un aggravement potentiel de la « censure ».

Cet auteur, cette œuvre qu’on a interdit, mais qu’on republie (qu’on laisse republier) ne ferait plus peur. Le capital de « terreur » d’une œuvre serait-il exclusivement historique, lié aux circonstances du temps, et proportionnel au bouleversement qu’elle est susceptible de provoquer ?

Peut-on lire véritablement cette œuvre que l’on n’a pas voulu lire ? Quels changements, quelles mutations seraient ainsi survenus ? - mutations et changements à tel point contradictoires qu’ils renforcent le pouvoir de la censure en même temps qu’elle permettent la lecture de ce qui est inter-dit.

Lit-on pour ne plus avoir peur ? On met alors en place, malgré nous, toujours malgré nous, une lecture qui neutralise - c’est dans l’ordre des choses. On remplit la vacuité que dévoile l’œuvre de paroles sur l’œuvre et sur la vacuité. On parle pour ne plus avoir peur (du noir). Et l’auteur interdit lit cela dans la littérature d’aujourd’hui. Bavardage-réflexe - comme il est convenu aujourd’hui de ne plus avoir mal (« [...] recours alternatif au fil d’acier et au dé à coudre », voir Isophobe). Simplicité, repos, santé.

Il arrive d’apercevoir à telle lecture d’un de ces auteurs hier interdit, une Christine Angot effondrée : on est en train de lire un passage sur la littérature d’aujourd’hui (je n’ose dire contemporaine). Ces larmes, c’est le silence impossible d’une certaine littérature condamnée au bavardage. Il existe un lien étroit, confus, entre le bavardage incessant du monde, le durcissement voilé de la surveillance et de la répression des œuvres de l’esprit, et la littérature. Le bavardage est le langage de la loi, hors l’orthodoxie, l’histoire, et qui se veut jeune - sans perruque : incognito. La loi produit le bavardage, et le bourdonnement est le signe d’une machinerie implacable dont les médias sont un organe. Le bavardage est privation de parole par excès de parole (Bernard Noël, sa sensure).

Ce que dit aussi le phénomène de reconnaissance - aujourd’hui consécration (2), spectacle. L’auteur interdit, puis consacré, martyr devenu saint, est exposé sur la place publique (télévision, lectures publiques, etc.), en lieu et place d’une parole irréductible aux bavardages. Deuxième temps de la censure, face à l’impossibilité de faire disparaître une parole (on conserve cela dans les Enfers), on l’expose, on l’explique, on la déroule.

L’auteur interdit ne fait plus peur ET l’auteur interdit ne bavarde pas. Et d’autres ne bavardent pas, que le bourdonnement recouvre, aussi. Alors : les textes (de loi) ne sont que le dernier recours.

Quand tel livre est interdit, à l’époque, on bavarde peu. Dans le balbutiement de ces années-là, une parole en gestation, croissance et soulèvement prochain d’une parole, une voix s’élève que l’on doit interdire. Parole - d’autant plus que la loi l’extrait par son geste des bavardages futurs. (Laborde : « Mort d’un livre. Naissance d’un écrivain. »)

L’auteur qui laisse ainsi republier l’objet du délit, 11 ans après sa condamnation, est-il complice ? Aujourd’hui, c’est-à-dire 30 ans après l’interdiction, si des livres plus violents, mais aussi peut-être moins proche du foyer du scandale - par exemple une guerre que l’on qualifiait d’ « événements » - sont lus, étudiés, relus, alors l’auteur, qui de surcroît ne montre plus sa bite dans des revues (non spécialisées), est-il complice de sa propre reconnaissance. Vieille rengaine : carrière littéraire. L’auteur deviendrait-il respectable ?... Passé un certain âge, serait-il inconvenant (grotesque) de montrer sa bite ?... ou de vomir dans un restaurant ?... L’auteur de ces lignes, plus jeune, vous montrera-t-il la sienne ?

***

La question qui se pose, d’importance, qui regarde la littérature, les médias et la loi, et qui élude mais contient les fausses questions que j’ai soulevées précédemment, est la suivante : pourquoi Progénitures ne donne pas lieu au procès manquant, au procès qu’il mérite ? - qu’il mérite : auquel il a droit - droit de récupérer une parole dérobée, pendant dix ans, et rendue sans heurt, en douceur, c’est-à-dire contre nature.

Le procès de Progénitures serait le procès d’Eden. Un livre non pas condamné mais interdit. Or Progénitures veut être condamné, c’est-à-dire veut que l’inter-diction se dise dans les lignes, dans le texte. Et Progénitures n’aura de cesse de s’écrire qu’il n’ait eu son procès (3).

Revenant sur cette interdiction, l’ayant lu, on comprend mal son motif : « protection de la jeunesse ».

Interdisant, on ne coupe pas dans le texte (les ciseaux d’Anastasie), comme le faisait la censure (QUI N’EXISTE PLUS, EN FRANCE), on coupe dans la po- pulation des lecteurs. On réduit le lieu de diffusion de l’écrit. On ne mutile pas le lieu d’origine de la parole, inattaquable, mais son lieu de destination, insaisissable : le lecteur, celui par qui devrait s’achever le livre.

La loi se substitue au lecteur. Elle achève le texte. Paradoxalement, dans le cas d’Eden, c’est la loi (le Ministère de l’Intérieur) qui inachève le livre. En somme, l’inachevant, c’est la loi qui rend Eden subversif, c’est-à-dire capable de renverser la loi. Ça n’est pas nouveau, finalement. La loi complice de ce qu’elle réprime. L’homme complice de ce qu’il ne veut pas (sa)voir. A ceci près, dans le cas d’Eden, que ce n’est pas en désignant le livre comme abject, en le condamnant, que la loi rend le texte subversif, mais en achevant l’inachèvement du texte. Eden n’a ni début ni fin. Eden est une longue phrase sans début ni fin, et cet inachèvement, la loi lui donne son dernier élan en privant le livre de lecteur, en privant l’auteur de réponse.

La condamnation achève, pourrait-on dire, dans le sens de tuer, la parole : un échange, réquisitoire/plaidoirie se conclut par la condamnation, retour au silence. L’interdiction inachève la parole : parole prononcée dans le vide et qui retourne au silence. Un procès prend le risque de la confrontation, donne (un) lieu à un procès (linguistique). Un procès laisse la possibilité du dialogue (cf. Bakhtine, Kristeva) ouverte : un livre condamné n’est pas interdit. La condamnation laisse la possibilité de republier le livre condamné dès la sentence prononcée - sauf à s’exposer à une nouvelle condamnation. L’interdiction, au contraire, doit être levée, pour envisager une republication. Dans le cas de la condamnation, la parole est rendue à la littérature. Le dernier mot de la loi est provisoire, est rendu comme tel. Dans le cas de l’interdiction, la parole est rendue unilatéralement. Elle est négation de la littérature, elle implique le silence de la littérature. Silence que brisera la levée de l’interdiction, c’est-à-dire la parole prononcée par la loi. Mais ce silence, précisément, par confiscation, énonce sa complicité dans l’inachèvement.

L’interdiction suscite son commentaire. Dialogue de sourd, littérature condamnée au monologue, dans la mesure d’un silence de la loi. Commentaires isolés, forcés à l’isolement, c’est-à-dire littéraire, quand l’enjeu est la loi. La littérature et la loi. Mais aussi, commentaires suscités, proférés dans la « bouche d’un accusée de force » (voir Prostitution, mais avant, Littérature Interdite, et « l’habitude » prise de répondre avant l’interdiction, c’est-à-dire avant que l’on ne confisque la parole).

C’était il y a 30 ans. Aujourd’hui l’Etat s’est retiré de la confrontation - comme l’annonçait une mesure d’interdiction. Le dernier grand procès, celui de Pauvert, pour Sade. Des textes très explicites et très ambigus (4) (Jolibois, décidément) invitent la sphère privée, des associations, c’est-à-dire l’extrême droite, l’Eglise, et les défenseurs de la famille (point de ralliement des deux précédents), à reprendre le flambeau (5). Manière très efficace de rendre absurde l’idée d’une censure officielle. La littérature est lettre morte dans les tribunaux. Le particulier défend ses intérêts, au diable la théorie littéraire, le bonheur de l’humanité dépend de la famille, le bonheur de l’humanité dépend de la jeunesse, le bonheur de l’humanité dépend du respect des croyances (c’est-à-dire de leur propagation, sinon leur maintien). Laissons les chiens se déchi-rer entre eux. La censure a disparu.

Qui aujourd’hui peut attaquer Progénitures ? Il faut apprendre à lire Pierre Guyotat. On ne peut plus, comme pour Eden - et si absurde que cela ait paru et paraisse encore, ce fut fait - interdire Guyotat pour protéger la jeunesse. Lire Guyotat - ceci était va- lable pour Eden - est un acte volontaire, acharné, douloureux, enfin bouleversant.

Complicité des juges. Entrer dans Guyotat pour le condamner, c’est se faire complice de la chose que l’on condamne - que l’on interdit.

Sous quelle torture a lu le lecteur juge ?

Voilà pourquoi, peut-être, tant de louange aujourd’hui. Condamnant, la presse avouerait avec une opiniâtreté morbide sa complicité avec l’œuvre abjecte. Détruisant, condamnant Guyotat, on se condamne, on se détruit soi-même. La parole de Guyotat est toujours et déjà celle d’un accusé. Le texte de Guyotat est la chose jugée, et comme telle ne peut l’être une seconde fois. Toujours et déjà coupable, le texte de Guyotat appelle l’interdiction. Interdiction que la loi s’est condamnée à ne pouvoir reproduire sans énoncer le caractère redondant de la loi - son piétinement.

Inachevant le texte, la loi autorise Guyotat à renouveler sans cesse son geste « d’accusé de force » à travers un texte coupable, en même temps qu’elle s’interdit à jamais d’interdire à nouveau.

(1) cf. infra. (2) Rendre sacré, respectable, honorable. Le sang des martyrs a consacré ce lieu (Littré). 3) Seules les deux premières parties sont parues à ce jour. (4) L’article L 227-24 du code pénal dispose que « le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent ou pornographique... est puni de trois ans d’emprisonnement et de 500 000 francs d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur ». (5) L’article L 227-24 du nouveau code pénal (dit Jolibois) prévoit la possibilité pour des associations de réclamer des dommages et intérêts et des interdictions.

 

 




 

 

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