LA LITTERATURE ET LA LOI
JOUR 20 - BABEL HEUREUSE
SECTION B - 1. "la naissance consciente à l’écriture"


par Valérian Lallement,    

 

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JOUR 1 - "Introduire"


 

L’œuvre de Pierre Guyotat n’est pas seulement la relation d’une expérience, fût-elle supposée inavouable, irreprésentable ou innommable - relation qui aurait théoriquement réussi à s’extraire de la fonction représentatrice et morale du langage, ou qui l’aurait transformée - mais la tentative de représentation d’une expérience qui ne doit pas avoir eu lieu : ne doit pas avoir eu de lieu représentable - mais dont l’existence ne peut pourtant être discutée, puisque l’œuvre s’écrit, puisque la langue se parle : d’une expérience, donc, refoulée. Une œuvre qui voudrait faire apparaître le refoulé de toute langue ne suppose pas seulement un rejet théorique de la représentation, mais sa mise en pratique à travers une série de stratégies textuelles que l’écriture met en place pour se perdre elle-même. Mise en pratique de la langue qui se situe en amont de l’œuvre, qui n’est pas sa conception ni son élaboration mais, à partir d’une écriture quotidienne, monumentale, secrète, met en place un jeu de ramifications complexes, établit des réseaux de sens et de non-sens, systématise une combinatoire textuelle qui va faire éclater le texte, mise en pratique qui figure la possibilité même de l’œuvre publiée. Et qui permet en retour à l’œuvre d’être consciemment ce qu’elle est.

combinatoire textuelle Très tôt, Pierre Guyotat s’explique sur cette pratique d’écriture. On peut dire à peu près qu’elle se systématise, se théorise, fait nécessité peu avant, ou pendant, la rédaction d’Eden - c’est-à-dire entre 1967 et 1970. Et c’est à l’occasion d’un entretien qu’il accorde après la publication, puis l’interdiction, d’Eden, qu’il en expose publiquement la méthode : « Dans ma pratique, il y a « trois niveaux d’écriture ». D’abord un texte « sauvage » que j’écris depuis l’âge de quatorze ans - depuis que j’ai commencé à écrire des textes « savants ». Un texte qui est alors lié à la masturbation, écrit pendant l’expérience sexuelle elle-même, dont la rédaction périodique est toujours liée à une pratique immédiate sexuelle - et interdite en tant qu’immédiate, ce point est capital -, interrompue chaque fois par l’orgasme. [...] Il y a d’autre part un texte de notes, toute une énorme masse de notes ; et enfin le texte dit « savant » » . Ces trois moments du texte forment un parcours à la fois historique et simultané de la représentation : historique est le passage du texte sauvage au texte savant, par exemple ; simultané l’écriture des textes sauvage, de notes et savant. Le texte originel, le texte-matrice, Pierre Guyotat le laisse entendre, se présenterait sous la forme du « texte sauvage » (entendre la résonance archaïque, sauvage, et mythique). Texte brut, dont il tait les origines, qui est le lieu où se forme la matière la plus brute de la fantasmagorie de la mise en prostitution, qui se décline dans le « texte de notes » et aboutit au « texte savant » (le seul publié). Le texte sauvage, aussi bien, pourrait se décliner infiniment et se décline infiniment dans ce qu’on a identifié comme la scène-matrice de l’œuvre - à savoir, la scène prostitutionnelle. Et même si le texte savant est le seul publié - c’est-à-dire le seul a être reconnu publiquement en tant qu’œuvre -, on peut dire que le texte de notes appartient à l’œuvre . Pierre Guyotat y insiste dans ses entretiens et la publication des paratextes (Littérature Interdite, Vivre, Explications), qui sont une mise en ordre des notes, le confirme. De fait, ce n’est pas seulement l’interdiction qui provoque la publication du texte de notes pour la défense de l’œuvre, mais aussi une nécessité structurelle de l’œuvre de dévoiler ses fondements, de remonter, à partir du texte publié, jusqu’à l’exercice propre de la langue. C’est la combinaison des trois textes qui forme l’œuvre, et le texte savant, dans cette perspective, est le résultat de ces combinaisons, de ce travail combinatoire qu’il efface . Et c’est dans la mesure où l’œuvre n’est pas un représenté, mais un travail de dévoilement de ce qui n’a pas de lieu, qu’il faut que l’œuvre dévoile son propre fondement. Les combinaisons de ces trois niveaux de l’œuvre forment trois mouvements solidaires de dévoilement de ce qui ne peut se représenter qu’à la faveur de cette combinatoire : mouvement de dévoilement brut, immédiat (sauvage) ; mouvement théorique (notes) ; mouvement pratique et conscient (savant).

expulser/expurger Pierre Guyotat souligne à propos du texte sauvage à la fois son identité avec une pratique masturbatoire interdite, et la simultanéité des pratiques textuelles et sexuelles : « Quant au travail sur le sexe, il faut noter qu’à cette « envie » sexuelle [...] correspond un autre double du texte (en plus de ce « double » qu’est le texte de notations) : il s’agit d’un texte argotique, prostitutionnel, dont les éléments refoulés ont ensuite été expurgés. Ce texte « sauvage » est écrit en parallèle à l’acte sexuel, on peut même dire que l’acte sexuel est une perte de texte. L’écriture de ce texte sauvage est liée à la masturbation, ses séquences étaient interrompues par l’orgasme. Là, l’envie d’écrire est directement lié à l’envie sexuelle, l’envie d’éjaculer EST l’envie d’écrire (le titre de ce texte sauvage est L’Autre main branle)... » . Pratique sexuelle interdite, en ce qu’elle est, comme l’inceste, fondée sur l’immédiateté de la satisfaction du désir, « sur le refus du détour (commercial, d’échange) par un objet étranger au corps propre (auto-érotisme) » . C’est ainsi également qu’il faut comprendre l’égalité qu’établit Pierre Guyotat entre la « masturbation : hermaphrodisme inversé », l’« écriture » et l’« inceste » . Pratique textuelle hallucinatoire, hallucinée, archaïque, immédiate, qui ne se fonderait pas du renoncement, et qui, de ce refus, permettrait l’expulsion dans l’écrit du refoulé de toute langue (l’inceste, le meurtre) : « [...] le texte « sauvage » évacue un refoulé sexuel brut (économiquement « prostitutionnel », syntaxiquement rhétorique et linguistiquement argotique) ; alors, le texte « savant » peut donc s’élaborer librement, impersonnellement » . Evacuation qui prend place dans le texte, déformation argotique mais aussi graphique de la langue maternelle , « écriture graphiquement plus bouleversante qu’aucun spectacle prostitutionnel » , le texte sauvage fait coïncider les contradictoires, ne les y lie pas, ne les résorbe pas et ne fait donc pas, originellement, sens. Texte de jouissance, au sens où Barthes l’établit, et qui figure dans la langue l’impossible coexistence de la loi et de sa négation, la simultanéité du crime et de sa condamnation : le syntaxiquement rhétorique comme reconnaissance de la loi ; le linguistiquement argotique comme jouissance de l’objet interdit, comme déformation de la langue maternelle ; et la fantasmagorie prostitutionnelle comme sortie hors la légalité. Tout cela qui figure, à l’état brut, dans le texte sauvage, la pratique textuelle combinatoire en tirera les conséquences logiques : l’impossible jouissance de l’objet interdit s’inscrira dans le texte savant dans la déformation raisonnée de la langue maternelle ; la rhétorique, comme reconnaissance et perpétuation de la loi, sera consciemment évacuée - sauf à faire retour à la faveur de ce qu’on a appelé l’inertie de la langue  ; la fantasmagorie prostitutionnelle comme sortie hors la légalité, c’est-à-dire hors la faute et la culpabilité, sera déclinée infiniment à partir d’un texte matrice (le texte sauvage) ou d’une scène matrice - le texte matrice de Prostitution, dans lequel on a cru entrevoir la scène matrice de l’œuvre entière, est d’ailleurs L’Autre main branle... Texte abject, honteux, en ce qu’il est le lieu même de la contradiction logique , de l’interdit, qu’il nie sans nier, reconnaît sans reconnaître, dépasse sans dépasser, le texte sauvage est irrecevable. Texte, écrit Pierre Guyotat, « dont les éléments refoulés » qui y figurent sont ensuite « expurgés » par la pratique combinatoire. Le texte savant ne peut s’écrire qu’à être passé par ces moments de gestation. Le texte de note vise à maintenir cette inscription de l’interdit dans le texte savant, c’est-à-dire donne lieu à une langue qui n’en serait plus le symptôme.

Interaction Ce que l’on peut lire, inversement, dans une question laissée en suspens par Pierre Guyotat : « Me serait-il possible [...] de faire du « sauvage » ordinaire, en prose et rudimentaire » . Ecrire le texte sauvage en prose ordinaire, sans déformer la langue maternelle, c’est-à-dire sans en jouir, c’est amputer le texte sauvage d’une de ses dimensions contradictoires de sa relation avec la loi. C’est, finalement, ôter la possibilité à la combinatoire textuelle de faire figurer consciemment l’inceste - la négation de la loi - dans le texte savant en déformant la langue. Ce qui pose, en retour, à la fois la nécessité, à l’intérieur du texte sauvage de la coexistence de ces trois dimensions contradictoires, et celle de l’« interaction permanente » (LI, 41), de la solidarité des trois niveaux de la combinatoire textuelle : « ... Pour en revenir à Eden, il y a donc trois niveaux : confrontation du texte sauvage à l’appareil des notations, puis au travail sur la langue. Une simple notation, par exemple, peut provoquer une séquence entière, comprenant ces trois niveaux. Le texte s’écrit comme une lutte contre l’échéance de l’orgasme et contre l’obstacle de la langue, de la rhétorique . Les trois textes (les notations, le texte « sauvage » et le texte « savant » : Eden) sont parallèles, imbriqués (parfois la séquence savante ne fait qu’épurer le matériau argotique du texte sauvage, etc.) » (LI, 70-71). Ce qui revient à dire que si, par exemple, le texte de note prend le dessus sur le texte sauvage, c’est-à-dire si l’écriture se fait essentiellement théorique et consciente - le risque théorique a pour pendant la « crainte à théoriser » (LI, 120) - en ce qui concerne, par exemple, la question de l’inceste : « le texte « sauvage » ne s’écrivant plus (inceste, etc.) [...] », c’est, à travers cette impossibilité, « la rédaction du texte savant » même qui est en jeu. Inversement, le texte sauvage, pris dans sa gangue archaïque, donné tel qu’il s’écrit, s’il n’est combiné au texte de note, est irrecevable, ne fait pas sens et ne peut produire le texte savant. Noter, théoriquement, « une innovation d’ordre phonétique, linguistique ou autre » (LI, 41), c’est aussi en fixer l’usage, c’est-à-dire sa possible reproductibilité dans le texte savant. C’est s’expliquer le motif de cette déformation de la langue que produit le texte sauvage - c’est lever le secret. Jeu de relance infinie, d’interdépendance où le risque de la théorie (sens) cohabite avec celui du primitif (non-sens), mais qui ne peut se départir d’une de ses composantes qu’à y faire disparaître l’œuvre elle-même.

 



Valérian Lallement

Né le 12 juillet 1972 à la Maternité Pinard, à Nancy, il est prédestiné. Professeur en désinhibition cataclysmique, alcoolique sur le retour, polytoxicomane militant, pervers oligomorphe et raisonné, surfeur débutant, Valérian Lallement est aussi l’auteur d’une thèse de Littérature Française sur Pierre Guyotat, la littérature, et la loi. Rédacteur en chef du numéro 8 de la revue Hermaphrodite, con-sacré à la Porno(graphie). Co-fondateur des éditions du même nom. S’est fait appeler, un temps, Valérian le Triomphant. Se méfie des rebelles comme des collabos, des militants comme des prosélytes : ne rien accepter, n’est pas tout refuser : le Triomphant sait bien cela.

 




 

 

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