Le poète et l’égout

par Jacques Vallet,    

 

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"Vous me demandez, abrutis :

-  Pourquoi ne rentrez-vous pas en Grèce ?
Forcément, je suis grec, forcément,
Mais mon pays me navre.
Je ne veux plus jamais remettre les pieds à Athènes.
Et je dis à ma femme :

-  Quand je crèverai ici, à Paris,
Brûle mon cadavre,
Et jette les cendres à l’égout.
Tel est mon testament."

Quelques mois après avoir écrit ce poème, Elias Petropoulos déposa au Consulat de Grèce à Paris un testament scellé, où il réaffirmait cette volonté dernière : être brûlé, puis jeté dans les égouts.
Le testament, daté du 6 septembre 1993, fut ouvert peu après sa mort, survenue le 3 septembre 2003 à Paris, à l’âge de 75 ans (il était né le 26 juin 1928 à Athènes).
J’étais ami avec Elias Petropoulos. Il s’était reconnu dans la voix du Fou parle. Et pendant des années, il est venu régulièrement me voir à la boutique de la revue que j’ouvrais chaque jeudi, rue de la Félicité. J’ai su son engagement libertaire, sa colère permanente contre les pouvoirs, sa volonté implacable de résistance devant tout ce qui menace l’homme, son besoin farouche de liberté, sa violence verbale. Il vitupérait cette époque vénale. Il tonnait contre tout ce qu’il considérait comme la "merde"...
Un autre poème (que j’ai traduit avec sa femme, Mary Koukoulès) dit bien cette stature d’imprécateur ombrageux :

"Tout ce qui est contre l’Eglise
me réjouit.
Tout ce qui est contre l’Ordre
m’apaise.
Tout ce qui est contre la Morale
est bon pour ma santé.
Et puisque la Merde est la plus répandue,
je vais écrire
des poèmes diaboliques."

Bien sûr, Elias Petropoulos était avant tout un tendre, un délicat, un amoureux fou de la vie. Il était amoureux fou des mots. Amoureux fou de sa femme.
Il a publié près de quatre-vingt livres, dont une mythique Anthologie rébétique avec plus de 1500 rébétika, chants du milieu et des marginaux grecs, Le Manuel du bon voleur, qui dénonce la justice et la prison en Grèce et qui lui valut une nouvelle condamnation à dix-huit mois de prison ferme, par contumace car il était réfugié en France, depuis 1975. (Il avait connu la prison à trois reprises sous les colonels.) Il a publié un dictionnaire de l’argot homosexuel, qui lui valut une première condamnation comme pornographe. Des ouvrages sur les bordels, le haschich, la capote, les tortures... Egalement de nombreux albums pour sauver de l’oubli la mémoire populaire. Photographiant, en plus de cent endroits en Grèce continentale et sur les île, des milliers de portes, de fenêtres, d’oeils-de-boeuf, de balcons, d’ouvrages en fer forgé, de chaises, de kiosques... de tombes. Trois mille photos de Cimetières grecs.
A propos des tombes, il a ouvert le numéro du Fou parle consacré à l’athéisme par une superbe photo d’une tombe d’un athée à Sacy (le pays de Restif de la Bretonne dans l’Yonne). Il souscrivait alors à ces mots de mon éditorial : "Athée jusqu’au plus profond tressaillement de mon être. En tout et partout. Comme une pierre, comme un fleur, comme un dromadaire. J’écarte, borné, buté, de mon destin la moindre bribe de tremblement mystique, la plus infime fraction d’au-delà, le plus minuscule vertige de transcendance. Je participe à la vie terrestre jusqu’à son raffinement le plus élevé, disposé même à enregistrer des myriades d’échos d’une permanence qui me dépasse et qui agite le silence éternel et aveugle des galaxies, mais déjà, que ça me plaise ou non, est-ce que ça plaît aux moustiques ? j’appartiens à la mort, j’appartiens à la pourriture, j’appartiens au néant. sans aucun espoir, sans aucun désir de survie. Etincelle provisoire et, hélas ! qui se martyrise, entre rien et rien."
Je rapporte ceci uniquement pour que l’on comprenne bien la portée de ce qui va suivre.
L’incinération d’Elias Petropoulos eut lieu le samedi 13 septembre 2003 au crématorium du Père-Lachaise.
L’ordonnateur des pompes funèbres fit se lever et s’asseoir l’assistance, comme il se doit. Réclama d’abord : "Cinq minutes de silence complet à l mémoire de M. Petropoulos." Puis, le cercueil monté en haut des marches et la machinerie le prenant en charge : "La crémation de M. Petropoulos vient de commencer. Je vous propose de vous asseoir."
Attente de deux heures, pendant laquelle chacun prendra la parole, récitera un poème, ou se recueillera, c’est selon. Jacques Lacarrière dira les mots justes de l’émotion commune. Les hommages seront dans toutes les langues, la présence internationale. Les poètes et écrivains grecs Yannis Yphantis, Theo Rombos, Thomas Drikos, Aristidis Antonas, Costas Vergopoulos, Vassilis Allexakis ; l’écrivain macédonien Jordan Plevnes ; les écrivains et artistes turs Sinan Fisek, Mine Kirikkanat, Selçuk Demirel ; l’écrivain américain John Taylor, le dessinateur hollandais Willem, le poète péruvien José-Carlos Rodriguez ; les amis parisiens : Claudine Martin, Olivier O. Olivier, Daniel Colagrossi, Valérie Dardenne, etc.
Attente ponctuée par les rébétika que chante inlassablement Nicolas Syros, accompagné de son bouzouki. Le premier chant dit :

"Un voyou vient de mourir sur la place publique
Pas une larme ne sera versée
Pas un coeur ne sera brisé...
Ah, putain de société !"

Les gens vont et viennent, discutent. Puis quelqu’un sert le traditionnel repas des morts, le kolyva, mélange de blé bouilli et d’aromates qui accompagne les cérémonies funéraires depuis le smystères d’Eleusis.
A plusieurs reprises, il est question de la destination des cendres d’Elias. L’égout ? N’est-ce pas une volonté poétique ? Mary Koukoulès confirme le testament déposé au Consulat. Elle propose de les déposer dans les égouts que l’on visite au Pont de l’Alma. Pourquoi pas dans la Seine, qui est un égout ? Trop banal, dit Mary.
Nous convenons, Olivier O. Olivier et moi, que si Elias doit aller à l’égoût, autant que ce soit dans la première bouche d’égout rencontrée en sortant du cimetière.
Mary Koukoulès accepte immédiatement.

-  D’accord.
Un peu plus tard, le cortège se met en branle sous un soleil magnifique. Et sort du cimetière, avenue du Père-Lachaise, vers la place Gambetta. Mary porte l’urne contenant les cendres d’Elias. Certains ont emporté des fleurs.
Instinctivement, les personnes en tête du cortège tournent à droite dans la rue des Rondeaux, légèrement en pente.
La première bouche d’égout est inaccessible, une voiture garée trop près du trottoir.
La rue des Rondeaux monte encore un peu, puis redescend pour finir dans une impasse.
Et c’est au fond de cette impasse que nous apercevons une seconde bouche d’égout. Un peu à l’écart.
Quelqu’un dépose un grand bouquet de soleils sur le trottoir au-dessus du regard de la bouche d’égout. Le petit groupe, une vingtaine de personnes, se dispose autour.

Photographie Daniel Colagrossi - 84.9 ko
Photographie Daniel Colagrossi

Au centre, Mary Koukoulès, aidée par son fils Phedon, sort l’urne de verre de sa boite noire. Comme une urne, elle a voulu un objet familier, un vieux vase à bonbons ramené autrefois de Grèce. Elle défait le ruban noir qui retient le couvercle, puis s’avance vers la bouche d’égout. D’un geste décidé, elle verse les cendres dans l’égout. Puis, alors que personne ne s’y attend, lance violemment contre la grille de fer le vase de verre qui éclate dans un fracas inouï, puis reprend les morceaux trop gros et les jette à nouveau.

Tout le monde retient son souffle. Mary Koukoulès commence à faire le ménage sur la grille, pieusement, délicatement, elle balaie de la main les cendres restées sur la grille, et les morceaux de verre. Elle ne se blesse pas, s’applique...

A l’arrivée de ce petit groupe silencieux, insolite, quelques personnes d’une maison voisine se sont mises à une fenêtre. Puis, au bruit du verre qui éclate contre la grille, un type est sorti sur son perron qui domine le lieu. Il court chercher sa femme, et dit :

-  Je suis le propriétaire, on ne m’a pas prévenu.

Quelqu’un met son doigt sur la bouche, et dit :

-  Chut !

Puis ajoute :

-  C’est une cérémonie...

La femme demande :

-  Pour les rats ?

-  C’est une cérémonie, répète-t-on gravement.

La femme comprend alors qu’il se passe quelque chose. Elle fait taire son mari. Et regarde, fascinée, Mary qui nettoie amoureusement la grille.

C’est alors que Nicolas Syros s’agenouille devant l’égout, accorde son bouzouki, et lance d’une voix déchirée un nouveau rébétiko. Un chant bouleversant, un adieu poignant qui résonne dans cet après-midi estival, enveloppe les arbres qui bordent l’impasse, monte vers le ciel miraculeusement bleu.

Il chante dans cette prenante langue grecque :

« Quand je mourrai

dépose moi dans un coin tout seul

et à mes côtés

mets mon bouzouki - aman ! aman !

pour seule consolation !

Que personne ne vienne

Je ne veux personne - aman ! aman !

Pour allumer la veilleuse ;

Pas même celle que j’aime

Je ne veux pas qu’elle verse ici des larmes... »

L’instant est bouleversant. On dirait que l’esprit d’Elias est venu surveiller « sa » cérémonie, et celle-ci prend une dimension impensable. La lumière nimbe les têtes. Il n’y a pas de pleurs. Mais la gravité, la dignité de regarder la mort en face. L’endroit paraît transfiguré. Le geste sordide de jeter les restes d’une vie à l’égout s’éclaire pour l’éternité. J’ai songé au testament du « divin marquis » Sade, cet homme sans crainte et sans espérance, qui regardait notre âge de pierre mental avec ses yeux d’avenir grand ouverts, ce guetteur de lumière qui a demandé à être enterré au bord du chemin et que la végétation recouvre à jamais la trace de son passage. Je désire, disait-il, « que les traces de ma tombe disparaissent de la surface de la terre comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de la mémoire des hommes ». Sachant bien que son œuvre immense s’inscrivait à jamais dans la chaîne des libérateurs.

Il en est de même de l’œuvre d’Elias Petropoulos.

En quittant l’impasse des Rondeaux, nous nous sommes arrêtés au kiosque de la place Gambetta pour acheter Le Monde dans lequel Jacques Laccarière rendait hommage à Elias Petropoulos (il fut le seul en France, avec Willem le lundi suivant dans sa chronique « Images » de Libération).

Jacques Lacarrière nous rappelait tout ce que fut ce rebelle, cet intraitable insoumis, cet esprit libre. « Ecrivain, poète, c’est certain. Mais aussi archiviste, fouilleur, scrutateur, explorateur, découvreur, collectionneur de toutes les curiosités, singularités et trésors méconnus de la Grèce d’aujourd’hui... » « Historien de l’ombre, spéléologue des bas-fonds, Magellan des continents perdus, chantre des silencieux, biographe des anonymes, Elias Petropoulos fut tout cela à la fois. Sans oublier son rire, son rire inimitable ! »

Un peu plus tard, les amis se retrouvent au café. La Palette. Une tradition quand la mort nous paraît trop fumière.

L’artiste turc Arslan, à qui je raconte les funérailles de son ami le poète grec Elias Petropoulos, résume alors la grandeur de l’événement : « Il a rejoint Diogène. »

Jacques Vallet

30 septembre 2003

Photographie d’Elias Petropoulos par Gilles Berquet.

 



Jacques Vallet

Né à Stenay dans la Meuse en 1939, il est successivement instituteur, journaliste (plusieurs années à Libération, chroniqueur à france Culture et critique d’art contemporain. Il lance en 1977 une revue décalée et libertaire, Le fou parle, pour laquelle il reçoit le Prix de l’Humour noir. Ecrivain de romans noirs depuis cinq ans, Jacques Vallet s’est rapidement fait une place dans ce genre littéraire, avec L’amour tarde à Dijon en 1996, puis aux éditions Zulma : Pas touche à Desdouches (1997), La Trace (1998), Une coquille dans le placard (2000, Monsieur Chrysanthème (2001) et Abibabli (2003). L’endormeuse aux éditions du Cherche-midi est son dernier ouvrage.

 




 

 

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